Copyright © 2022 René Aubert du Vertot

Edition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 Rond-point des Champs-Élysées 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 9782322428526

Dépôt légal : avril 2022

Cet ouvrage est paru initialement en 1796 sous le titre "Histoire des révolutions dans les gouvernements de la République Romaine"

Sommaire

Livre premier

Rome dans son origine était moins une ville qu’un camp de soldats, rempli de cabanes et entouré de faibles murailles, sans lois civiles, sans magistrats, même sans femmes et sans enfants, et qui servait seulement d’asile à des aventuriers, que l’impunité ou le désir de faire du butin avaient réunis. Ce fut d’une retraite de voleurs que sortirent les conquérants de l’univers. À peine cette ville naissante fut-elle élevée au-dessus de ses fondements, que ses premiers habitants se pressèrent de donner quelque forme au gouvernement. Leur principal objet fut de concilier la liberté avec l’empire ; et pour y parvenir, ils établirent une espèce de monarchie mixte, et partagèrent la souveraine puissance entre le chef ou le prince de la nation, un Sénat qui lui devait servir de conseil, et l’assemblée du peuple.

Romulus le fondateur de Rome en fut élu pour le premier roi ; il fut reconnu en même temps pour le chef de la religion, le souverain magistrat de la ville, et le général né de l’état. Il prit, outre un grand nombre de gardes, douze licteurs, espèce d’huissiers qui l’accompagnaient, quand il paraissait en public. Chaque licteur était armé d’une hache d’armes, environnée de faisceaux de verges, pour désigner le droit de glaive, symbole de la souveraineté. Mais sous cet appareil de la royauté, son pouvoir ne laissait pas d’être resserré dans des bornes fort étroites ; et il n’avait guère d’autre autorité que celle de convoquer le Sénat et les assemblées du peuple ; d’y proposer les affaires ; de marcher à la tête de l’armée quand la guerre avait été résolue par un décret public, et d’ordonner de l’emploi des finances qui étaient sous la garde de deux trésoriers qu’on appela depuis questeurs.

Les premiers soins du nouveau prince furent d’établir différentes lois par rapport à la religion et au gouvernement civil, toutes également nécessaires pour entretenir la société entre les hommes ; mais qui ne furent cependant publiées qu’avec le consentement de tout le peuple romain. On ne sait pas bien quelle était la forme du culte de ces temps si éloignés.

On voit seulement par l’histoire, que la religion des premiers romains avait beaucoup de rapport avec leur origine.

Ils célébraient la fête de la déesse Palès, une des divinités tutélaires des bergers. Pan Dieu des forêts avait aussi ses autels ; il était révéré dans les fêtes lupercales ou des louves ; on lui sacrifiait un chien. Plutarque nous parle d’un dieu consus qui présidait aux conseils ; il n’avait pour temple qu’une grotte pratiquée sous terre. On a donné depuis un air de mystère à ce qui n’était peut être alors qu’un pur effet du hasard ou de la nécessité ; et on nous a débité que ce temple n’avait été ménagé sous terre, que pour apprendre aux hommes que les délibérations des conseils devaient être secrètes.

Mais la principale religion de ces temps grossiers consistait dans les augures et dans les aruspices, c’est-à-dire dans les pronostics qu’on tirait du vol des oiseaux ou des entrailles des bêtes. Les prêtres et les sacrificateurs faisaient croire au peuple qu’ils y lisaient distinctement les destinées des hommes. Cette pieuse fraude qui ne devait son établissement qu’à l’ignorance de ces premiers siècles, devint depuis un des mystères du gouvernement, comme nous aurons lieu de le faire observer dans la suite : et on prétend que Romulus même voulut être le premier augure de Rome, de peur qu’un autre, à la faveur de ces superstitions, ne s’emparât de la confiance de la multitude. Il défendit par une loi expresse qu’on ne fît aucune élection, et que personne à l’avenir ne fût élevé à la dignité royale, au sacerdoce, ou aux magistratures publiques, et qu’on n’entreprît aucune guerre, qu’on n’eût pris auparavant les auspices. Ce fut par le même esprit de religion et par une sage politique qu’il interdit tout culte des divinités étrangères, comme capable d’introduire de la division entre ses nouveaux sujets. Le sacerdoce par la même loi devait être à vie ; les prêtres ne pouvaient être élus avant l’âge de cinquante-ans. Romulus leur défendit de mêler des fables aux mystères de la religion, et d’y répandre un faux merveilleux sous prétexte de les rendre plus vénérables au peuple. Ils devaient être instruits des lois et des coutumes du pays, et ils étaient obligés d’écrire les principaux évènements qui arrivaient dans l’état ; ainsi ils en furent les premiers historiens et les premiers jurisconsultes. Il nous reste dans l’histoire quelques fragments des lois civiles qu’établit Romulus. La première regarde les femmes mariées ; elle leur défend de se séparer de leurs maris sous quelque prétexte que ce soit, en même temps qu’elle permet aux hommes de les répudier, et même de les faire mourir, en y appelant leurs parents, si elles sont convaincues d’adultère, de poison, d’avoir fait fabriquer de fausses clefs, ou seulement d’avoir bu du vin. Romulus crut devoir établir une loi si sévère pour prévenir l’adultère, qu’il regarda comme une seconde ivresse, et comme le premier effet de cette dangereuse liqueur. Mais rien n’approche de la dureté des lois qu’il établit à l’égard des enfants. Il donna à leurs pères un empire absolu sur leurs biens et sur leurs vies ; ils pouvaient de leur autorité privée les enfermer, les faire mourir, et même les vendre pour esclaves jusqu’à trois fois, quelque âge qu’ils eussent, et à quelque dignité qu’ils fussent parvenus. Un père était le premier magistrat de ses enfants. On pouvait se défaire de ceux qui étaient nez avec des difformités monstrueuses ; mais hors de ce cas, tout meurtre était puni par la mort de celui qui l’avait commis. Romulus qui n’ignorait pas que la puissance d’un état consiste moins dans son étendue, que dans le nombre de ses habitants, défendit par la même loi de tuer en guerre un ennemi qui se rendrait, ou même de le vendre. Il ne fit la guerre que pour conquérir des hommes, sûr de ne pas manquer de terres quand il aurait des troupes suffisantes pour s’en emparer.

Ce fut pour reconnaître ses forces qu’il fit faire un dénombrement de tous les citoyens de Rome. Il ne s’y trouva que trois mille hommes de pied, et environ trois cens cavaliers. Romulus les divisa tous en trois tribus égales, et il assigna à chacune un quartier de la ville pour habiter. Chaque tribu fut ensuite subdivisée en dix curies ou compagnies de cent hommes qui avaient chacune un centurion pour les commander. Un prêtre sous le nom de Curion était chargé du soin des sacrifices ; et deux des principaux habitants, appelés duumvirs, rendaient la justice à tous les particuliers.

Romulus occupé d’un aussi grand dessein que celui de fonder un état, songea à assurer la subsistance de ce nouveau peuple. Rome bâtie sur un fond étranger, et qui dépendait originairement de la ville d’Albe, n’avait qu’un territoire fort borné : on prétend qu’il ne comprenait au plus que cinq ou six mille d’étendue. Cependant le prince en fit trois parts, quoique inégales. La première fut consacrée au culte des dieux ; on en réserva une autre pour le domaine du roi et les besoins de l’état ; la plus considérable partie fut divisée en trente portions par rapport aux trente curies, et chaque particulier n’en eut pas plus de deux arpents pour sa subsistance.

L’établissement du Sénat succéda à ce partage. Romulus le composa de cent des principaux citoyens : on en augmenta le nombre depuis, comme nous le dirons dans la suite. Le roi nomma le premier sénateur, et il ordonna qu’en son absence il aurait le gouvernement de la ville ; chaque tribu en élut trois, et les trente curies en fournirent, chacune, trois autres ; ce qui composa le nombre de cent sénateurs, qui devaient tenir lieu en même temps de ministres pour le roi, et de protecteurs à l’égard du peuple, fonctions aussi nobles que difficiles à bien remplir. Les affaires les plus importantes devaient être portées au Sénat. Le prince, comme le chef, y présidait à la vérité : mais cependant tout s’y décidait à la pluralité des voix, et il n’y avait que son suffrage comme un sénateur particulier. Rome, après son roi, ne voyait rien de si grand et de si respectable que ces sénateurs.

On les nomma pères, et leurs descendants patriciens, origine de la première noblesse parmi les romains. On donna aux sénateurs ce nom de pères par rapport à leur âge, ou à cause des soins qu’ils prenaient de leurs concitoyens. Ceux qui composaient anciennement le conseil de la république, dit Salluste, avaient le corps affaibli par les années, mais leur esprit était fortifié par la sagesse et par l’expérience. Les dignités civiles et militaires, même celles du sacerdoce appartenaient aux patriciens, à l’exclusion des plébéiens. Le peuple obéissait à des magistrats particuliers qui lui rendaient justice ; mais ces magistrats recevaient les ordres du Sénat, qui était regardé comme la loi suprême et vivante de l’état, le gardien et le défenseur de la liberté.

Les romains, après l’établissement du Sénat, tirèrent de nouveau de chaque curie dix hommes de cheval ; on les nomma chevaliers, espèce d’ordre mitoyen entre le Sénat et le peuple : Romulus en composa sa garde. Ils combattaient également à pied et à cheval, selon les occasions et la disposition du terrain où ils se trouvaient. L’état leur fournissait un cheval, et ils étaient distingués par un anneau d’or ; mais dans la suite, quand leur nombre fut augmenté, cette fonction militaire fut changée en un simple titre d’honneur, et les chevaliers ne furent pas plus attachés à la guerre que les autres citoyens. Nous les verrons au contraire se charger sous le nom de publicains, de recueillir les tributs, et tenir à ferme les revenus de la république.

Le troisième ordre de l’état était composé des plébéiens. De tous les peuples du monde, le plus fier dès son origine, et le plus jaloux de sa liberté, a été le peuple romain. Ce dernier ordre, quoique formé pour la plupart de pâtres et d’esclaves, voulut avoir part dans le gouvernement comme les deux premiers. C’était lui qui autorisait les lois qui avaient été digérées par le roi et le Sénat ; et il donnait lui-même dans ses assemblées les ordres qu’il voulait exécuter. Tout ce qui concernait la guerre et la paix, la création des magistrats, l’élection même du souverain dépendait de ses suffrages. Le Sénat s’était seulement réservé le pouvoir d’approuver ou de rejeter ses projets, qui sans ce tempérament et le concours de ses lumières eussent été souvent trop précipités et trop tumultueux.

Telle était la constitution fondamentale de cet état qui n’était ni purement monarchique, ni aussi entièrement républicain. Le roi, le Sénat et le peuple étaient, pour ainsi dire, dans une dépendance réciproque ; et il résultait de cette mutuelle dépendance un équilibre d’autorité qui modérait celle du prince, et qui assurait en même temps le pouvoir du Sénat et la liberté du peuple.

Romulus, pour prévenir les divisions que la jalousie si naturelle aux hommes, pouvait faire naître entre les citoyens d’une même république, dont les uns venaient d’être élevés au rang de sénateurs, et les autres étaient restés dans l’ordre du peuple, tâcha de les attacher les uns aux autres par des liaisons et des bienfaits réciproques. Il fut permis à ces plébéiens de se choisir dans le corps du Sénat des patrons qui étaient obligés de les assister de leurs conseils et de leur crédit ; et chaque particulier sous le nom de client s’attachait de son côté aux intérêts de son patron.

Si ce sénateur n’était pas riche, ses clients contribuaient à la dot de ses filles, au payement de ses dettes ou de sa rançon, en cas qu’il eût été fait prisonnier de guerre ; et ils n’eussent osé lui refuser leurs suffrages s’il briguait quelque magistrature. Ces obligations réciproques furent dans la suite estimées si saintes, que ceux qui les violaient, passaient pour infâmes, et il était même permis de les tuer comme des sacrilèges.

Un tempérament si sage dans le gouvernement attirait de tous côtés de nouveaux citoyens dans Rome ; Romulus en faisait autant de soldats, et déjà cet état commençait à se rendre redoutable à ses voisins. Il ne manquait aux romains que des femmes pour en assurer la durée ; Romulus envoya des députés pour en demander aux Sabins, et pour leur proposer de faire une étroite alliance avec Rome.

Les Sabins occupaient cette contrée de l’Italie qui est située entre le Tibre, le Teveron et les Appennins. Ils habitaient différentes bourgades, dont les unes étaient gouvernées par de petits princes, et d’autres par de simples magistrats, et en forme de république. Mais quoique leur gouvernement particulier fût différent, ils s’étaient unis par une espèce de ligue et de communauté qui ne formait qu’un seul état de tous les peuples de cette nation. Ces peuples étaient les plus belliqueux de l’Italie, et les plus voisins de Rome. Comme le nouvel établissement de Romulus leur était devenu suspect, ils rejetèrent la proposition des romains : quelques-uns ajoutèrent la raillerie au refus, et ils demandèrent à ces envoyés pourquoi leur prince n’ouvrait pas un asile en faveur des femmes fugitives et des esclaves de ce sexe, comme il avait fait pour les hommes ; que ce serait le moyen de former des mariages, où de part et d’autre on n’aurait rien à se reprocher.

Romulus n’apprit qu’avec un vif ressentiment une réponse si piquante ; il résolut de s’en venger, et d’enlever les filles des Sabins. Il communiqua son dessein aux principaux du Sénat ; et comme la plupart avaient été élevés dans le brigandage, et dans la maxime d’emporter tout par la force, ils ne donnèrent que des louanges à un projet proportionné à leur caractère. Il ne fut question que de choisir les moyens les plus propres pour le faire réussir ; Romulus n’en trouva point de meilleur que de célébrer à Rome des jeux solennels. La religion entrait toujours dans ces fêtes, qui étaient précédées par des sacrifices, et qui se terminaient par différentes sortes de courses et par des combats de lutteurs.

Les Sabins les plus voisins de Rome ne manquèrent pas d’y accourir au jour destiné à cette solennité, comme Romulus l’avait bien prévu. On y vit un grand nombre de Ceniniens, de Crustuminiens et d’Antemnates avec leurs femmes et leurs enfants : tous ces peuples étaient compris sous le nom général de Sabins, et faisaient partie de cette communauté. Les uns et les autres furent reçus par les romains avec de grandes démonstrations de joie ; chaque citoyen se chargea de son hôte ; et après les avoir bien régalés, on les conduisit, et on les plaça commodément dans l’endroit où se faisaient les jeux. Mais pendant que ces étrangers étaient attachés à voir le spectacle, les romains par ordre de Romulus se jetèrent l’épée à la main dans cette assemblée ; ils enlevèrent toutes les filles, et mirent hors de Rome les pères et mères qui réclamaient en vain l’hospitalité violée. Leurs filles répandirent d’abord beaucoup de larmes, elles souffrirent ensuite qu’on les consolât ; le temps à la fin adoucit l’aversion qu’elles avaient pour leurs ravisseurs, dont elles firent depuis des époux légitimes. Cependant, l’enlèvement de ces Sabines causa une guerre qui dura plusieurs années. Les Ceniniens furent les premiers qui firent éclater leur ressentiment. Ils entrèrent en armes sur les terres des romains.

Romulus marcha aussitôt contre eux, les défit, tua leur roi, ou leur chef appelé Acron, prit leur ville, et en emmena tous les habitants qu’il obligea de le suivre à Rome, où il leur donna les mêmes droits et les mêmes privilèges qu’aux autres citoyens. Ce prince rentra dans Rome chargé des armes et des dépouilles de son ennemi dont il s’était fait une espèce de trophée, et il les consacra à Jupiter Feretrien comme un monument de sa victoire, origine de la cérémonie du triomphe chez les romains. Les Antemnates et les Crustuminiens n’eurent pas un sort plus favorable que les Ceniniens. Ils furent vaincus ; Antemnes et Crustuminium furent prises.

Romulus ne les voulut point détruire ; mais comme le pays était gras et abondant, il y établit deux colonies qui lui servaient de ce côté-là comme de gardes avancées contre les incursions de ses autres ennemis. D’autres Sabins plus puissants, et qui prirent les armes les derniers sous la conduite de Tatius leur roi, surprirent par trahison la ville de Rome, et pénétrèrent jusque dans la place. Il y eut un combat sanglant et très opiniâtré, sans qu’on en pût prévoir le succès, lorsque ces sabines qui étaient devenues femmes des romains, et dont la plupart en avaient déjà eu des enfants, se jetèrent au milieu des combattants, et par leurs prières et leurs larmes suspendirent l’animosité réciproque. On en vint à un accommodement, les deux peuples firent la paix ; et pour s’unir encore plus étroitement, ces Sabins qui ne vivaient qu’à la campagne, ou dans des bourgades, vinrent s’établir à Rome. Ainsi ceux qui le matin avaient conjuré la perte de cette ville, en devinrent avant la fin du jour les citoyens et les défenseurs.

Il est vrai qu’il en coûta d’abord à Romulus une partie de sa souveraineté : il fut obligé d’y associer Tatius le roi des Sabins ; et cent des plus nobles de cette nation furent admis en même temps dans le Sénat. Mais Tatius ayant été tué depuis par des ennemis particuliers, on ne lui donna point de successeur ; Romulus rentra dans tous ses droits, et réunit en sa personne toute l’autorité royale.

Les sénateurs Sabins, et tous ceux qui les avaient suivis, devinrent insensiblement romains ; Rome commença à être regardée comme la plus puissante ville de l’Italie ; on y comptait déjà jusqu’à quarante-sept mille habitants tous soldats, tous animés du même esprit, et qui n’avaient pour objet que de conserver leur liberté, et de se rendre maîtres de celle de leurs voisins. Mais cette humeur féroce et entreprenante les rendait moins dociles pour les ordres du prince ; d’un autre côté l’autorité souveraine qui ne cherche souvent qu’à s’étendre, devint suspecte et odieuse dans le fondateur même de l’état.

Romulus victorieux de cette partie des Sabins, voulut régner trop impérieusement sur ses sujets et sur un peuple nouveau qui voulait bien lui obéir, mais qui prétendait qu’il dépendît lui-même des lois dont il était convenu dans l’établissement de l’état. Ce prince au contraire rappelait à lui seul toute l’autorité qu’il eût dû partager avec le Sénat et l’assemblée du peuple. Il fit la guerre à ceux de Camerin, de Fidènes, et à ceux de Véies, petites villes comprises entre les cinquante-trois peuples, que Pline dit qui habitaient l’ancien Latium, mais qui étaient si peu considérables qu’à peine avaient-ils un nom dans le temps même qu’ils subsistaient. Romulus vainquit ces peuples les uns après les autres, prit leurs villes, dont il ruina quelques-unes, établit des colonies dans les autres, et tout cela de sa seule autorité. Le Sénat fut offensé qu’il eût disposé sans sa participation du butin et des terres conquises sur les ennemis, et il souffrait impatiemment que le gouvernement se tournât dans une pure monarchie. Il se défit d’un prince qui devenait trop absolu. Romulus âgé de cinquante-cinq ans, et après trente-sept de règne, disparut, sans qu’on ait pu découvrir de quelle manière on l’avait fait périe. Le Sénat qui ne voulait pas qu’on crût qu’il y eût contribué, lui dressa des autels après sa mort, et il fit un dieu de celui qu’il n’avait pu souffrir pour souverain. L’autorité royale, par la mort de Romulus, se trouva confondue dans celle du Sénat. Les sénateurs convinrent de la partager, et chacun sous le nom d’entre-roi gouvernait à son tour pendant cinq jours, et jouissait de tous les honneurs de la souveraineté.

Cette nouvelle forme de gouvernement dura un an entier, et le Sénat ne songeait point à se donner un nouveau souverain. Mais le peuple qui s’aperçut que cet inter-règne ne servait qu’à multiplier ses maîtres, demanda hautement qu’on y mît fin : il fallut que le Sénat relâchât à la fin une autorité qui lui échappait. Il fit proposer au peuple, s’il voulait qu’on procédât à l’élection d’un nouveau roi, ou qu’on choisît seulement de magistrats annuels qui gouvernassent l’état. Le peuple par estime et par déférence pour le Sénat, lui remit le choix de ces deux sortes de gouvernements.

Plusieurs sénateurs qui goûtaient le plaisir de ne voir dans Rome aucune dignité au-dessus de la leur, inclinaient pour l’état républicain ; mais les principaux de ce corps qui aspiraient secrètement à la couronne, firent décider à la pluralité des voix qu’on ne changerait rien dans la forme du gouvernement. Il fut résolu qu’on procéderait à l’élection d’un roi ; et le sénateur qui fit le dernier durant cet interrègne la fonction d’entre-roi, adressant la parole au peuple en pleine assemblée, lui dit : Élisez un roi, romains, le Sénat y consent ; et si vous faites choix d’un prince digne de succéder à Romulus, le Sénat le confirmera dans cette suprême dignité. On tint pour cette importante élection une assemblée générale du peuple romain. Nous croyons qu’il ne sera pas inutile de remarquer ici qu’on comprenait sous ce nom d’assemblée du peuple, non-seulement les plébéiens, mais encore les sénateurs, les chevaliers, et généralement tous les citoyens romains qui avaient droit de suffrage, de quelque rang et de quelque condition qu’ils fussent. C’étaient comme les états généraux de la nation, et on avait appelé ces assemblées, assemblées du peuple, parce que les voix s’y comptant par tête, les plébéiens seuls plus nombreux que les deux autres ordres de l’état, décidaient ordinairement de toutes les délibérations, qui dans ces premiers temps n’avaient cependant d’effet qu’autant qu’elles étaient ensuite approuvées par le Sénat : telle était alors la forme qui s’observait dans les élections, celle du successeur de Romulus fut fort contestée. Le Sénat était composé d’anciens sénateurs et des nouveaux qu’on y avait agrégés sous le règne de Tatius, cela forma deux partis. Les anciens demandaient un romain d’origine ; les Sabins qui n’avaient point eu de roi depuis Tatius, en voulaient un de leur nation. Enfin après beaucoup de contestations, ils demeurèrent d’accord que les anciens sénateurs nommeraient le roi de Rome, mais qu’ils seraient obligés de le choisir parmi les Sabins. Leur choix tomba sur un sabin de la ville de Cures, mais qui demeurait ordinairement à la campagne.

Il s’appelait Numa Pompilius, homme de bien, sage, modéré, équitable ; mais peu guerrier, et qui ne pouvant se donner de la considération par son courage, chercha à se distinguer par des vertus pacifiques. Il travailla pendant tout son règne à la faveur d’une longue paix, à tourner les esprits du côté de la religion, et à inspirer aux romains une grande crainte des dieux. Il bâtit de nouveaux temples, il institua des fêtes ; et comme les réponses des oracles et les prédictions des augures et des aruspices faisaient toute la religion de ce peuple grossier, il n’eut pas de peine à lui persuader que des divinités qui prédisaient ce qui devait arriver d’heureux ou de malheureux, pouvaient bien être la cause du bonheur ou du malheur qu’ils annonçaient ; la vénération pour ces êtres supérieurs d’autant plus redoutables qu’ils étaient plus inconnus, fut une suite de ces préjugés. Rome se remplit insensiblement de superstitions ; la politique les adopta et s’en servit utilement pour tenir dans la soumission un peuple encore féroce. Il ne fut même plus permis de rien entreprendre qui concernât les affaires d’état sans consulter ces fausses divinités ; et Numa pour autoriser ces pieuses institutions, et s’attirer le respect du peuple, feignit de les avoir reçues d’une nymphe appelée Égérie qui lui avait révélé, disait-il, la manière dont les dieux voulaient être servis. Sa mort, après un règne de 43 ans, laissa la couronne à Tullus Hostilius, que les romains élurent pour troisième roi de Rome. C’était un prince ambitieux, hardi, entreprenant, plus amateur de la guerre que de la paix, et qui sur le plan de Romulus ne songea à conserver son état que par de nouvelles conquêtes. Si la conduite pacifique de Numa avait été utile aux romains pour adoucir ce qu’il y avait de féroce et de sauvage dans leurs mœurs, le caractère fier et entreprenant de Tullus ne fut pas moins nécessaire dans un état fondé par la force et la violence, et environné de voisins jaloux de son établissement.

Le peuple de la ville d’Albe faisait paraître le plus d’animosité, quoique la plupart des romains en tirassent leur origine, et que la ville d’Albe fût considérée comme la métropole de tout le Latium. Différents sujets de plaintes réciproques et ordinaires entre des états voisins allumèrent la guerre, ou, pour mieux dire, l’ambition seule, et un esprit de conquête, leur firent prendre les armes. Les romains et les Albains se mirent en campagne.

Comme ils étaient voisins, les deux armées ne furent pas longtemps sans s’approcher : on ne dissimulait plus qu’on allait combattre pour l’empire et la liberté. Comme on était prêt d’en venir aux mains, le général d’Albe, soit qu’il redoutât le succès du combat, ou qu’il voulût seulement éviter l’effusion du sang, proposa au roi de Rome de remettre la destinée de l’un et l’autre peuple à trois combattants de chaque côté, à condition que l’empire serait le prix du parti victorieux.

La proposition fut acceptée ; les romains et les albains nommèrent chacun trois champions ; on voit bien que je veux parler des Horaces et des Curiaces. Je n’entrerai point dans le détail de ce combat, tout le monde sait que les trois Curiaces et deux Horaces périrent dans ce fameux duel, et que Rome triompha par le courage et l’adresse du dernier des Horaces. Le romain rentrant dans la ville victorieux et chargé des armes et des dépouilles de ses ennemis, rencontra sa sœur qui devait épouser un des Curiaces. Celle-ci voyant son frère revêtu de la cotte d’armes de son amant qu’elle avait faite elle-même, ne put retenir sa douleur ; elle répandit un torrent de larmes ; elle s’arracha les cheveux, et dans les transports de son affliction, elle fit les plus violentes imprécations contre son frère et même contre sa patrie, qu’elle regardait comme la cause du combat et de la mort de celui qu’elle devait épouser.

Horace fier de sa victoire, et irrité de la douleur que sa sœur faisait éclater malà-propos au milieu de la joie publique, dans le transport de sa colère lui passa son épée au travers du corps : Va, lui dit-il, trouver ton amant, et porte-lui cette passion insensée qui te fait préférer un ennemi mort à la gloire de ta patrie. Tout le monde détestait une action si inhumaine et si cruelle. On arrêta aussitôt le meurtrier, il fut traduit devant les duumvirs juges naturels de ces sortes de crimes : Horace fut condamné à perdre la vie, et le jour même de son triomphe aurait été celui de son supplice, si par le conseil de Tullus Hostilius il n’eût appelé de ce jugement devant l’assemblée du peuple.

Il y comparut avec le même courage et la même fermeté qu’il avait fait paraître dans son combat contre les Curiaces. Le peuple crut qu’en faveur d’un si grand service il pouvait oublier un peu la rigueur de la loi : Horace fut renvoyé absous, plutôt, dit Tite-Live, par admiration pour son courage, que par la justice de sa cause. Nous n’avons rapporté cet évènement que pour faire voir par le conseil que donna le roi de Rome à Horace d’en appeler au peuple, que l’autorité de cette assemblée était supérieure à celle du prince, et que ce n’était que dans le concours des suffrages du roi et des différents ordres de l’état, que se trouvait la véritable souveraineté de cette nation.

L’affaire d’Horace étant terminée, le roi de Rome songea à faire reconnaître son autorité dans la ville d’Albe, suivant les conditions du combat, qui avaient adjugé l’empire et la domination au victorieux. Ce prince en suivant l’esprit et les maximes de Romulus, ruina cette ville dont il transféra les habitants à Rome : ils y reçurent le droit de citoyens, et même les principaux furent admis dans le Sénat : tels furent les Tulliens, les Serviliens, les Quintiens, les Geganiens, les Curiaces, et les Cleliens, dont les descendants remplirent depuis les principales dignités de l’état, et rendirent de très grands services à la république, comme nous le verrons dans la suite. Tullus Hostilius ayant fortifié Rome par cette augmentation d’habitants, tourna ses armes contre les Sabins.

Écoutez Jupiter, et vous Junon, écoutez Quirinus, écoutez dieux du ciel, de la terre et des enfers, je vous prends à témoin que le peuple latin est injuste ; et comme ce peuple a outragé le peuple romain, le peuple romain et moi du consentement du Sénat lui déclarons la guerre.