LES INCAS


OU


LA DESTRUCTION DE L’ EMPIRE DU PÉROU

PAR

Jean-François MARMONTEL


 

 

 

 

 


©2019Librorium Editions

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ISBN : 978-0-244-83220-9

 




CHAPITRE I

Description du royaume des incas. — Fête du Soleil à l’équinoxe d’automne. — Les enfants nouveau-nés sont reçus sous la tutelle des lois. — Sacrifice, festin et jeux. — Présages funestes. — Arrivée des Mexicains fugitifs qui demandent nu asile à l’inca.

CHAPITRE II

Orozirabo, l’an des caciques mexicains, raconte à l’inca les malheurs de sa patrie.

CHAPITRE III

Caractère de Pizarre et son entreprise. — Cent jeunes Castillans parlent de l’Ile Espagnole pour aller se joindre à lui. — Las-Casas les accompagne, et défend la cause des Indiens.

CHAPITRE IV

Las-Casas visite les Indiens réfugiés dans les montagnes de l’isthme. — Délivrance de Gonzalve. — La retraite des Indiens est découverte.

CHAPITRE V

Descente de Pizarre sur les côtes du Pérou. — Presque tous ses compagnons l’abandonnent ; il se relire avec douze hommes seulement sur l’île de la Gorgone. — Un vaisseau vient les prendre pour les ramener à Panama.

CHAPITRE VI

Pizarre va reconnaître le port et la côte de Tumbès. — Molina se sépare de lui et reste parmi les Indiens. — Il se rend à Quito, auprès d’ Ataliba.

CHAPITRE VII

Pizarre passe en Espagne. — Pendant son absence, Alvarado envoie Gomès tenter la conquête du Pérou. — Les Espagnols font naufrage en vue du port de Tumbès. — Délivrance de Télasco et d’Amazili.

CHAPITRE VIII

Alaliba raconte à Alonzo l’histoire du royaume des incas. — Le jeune Castillan est envoyé comme ambassadeur à la cour de Cusco.

CHAPITRE IX

Description de Cusco. — Guerre entre les deux incas. — Prise et délivrance d’Ataliba.

CHAPITRE X

Révolte à Cannare. — Le roi de Cusco est vaincu. — Le fils du roi de Quito est tué dans la bataille. — Funérailles du jeune inca.

CHAPITRE XI

Pizarre à la cour d’Espagne. — Il revient en Amérique, et trouvé Las Casas à Saint-Domingue. — Il arrive à Tumbès. — Premières luttes contre les sauvages.

CHAPITRE XII

Pizarre se rembarque et se rend au port de Rimac. — Conférence entre Pizarre et Ataliba. — Massacre des Indiens.

CHAPITRE XIII

Almagre arrive à Panama. — Mort d’ Huascar. — Ataliha est étranglé. — Excès auxquels se livrent les Espagnols. — Pizarre meurt assassiné.

NOTICE SUR MARMONTEL

Jean-François Marmontel naquit le 11 juillet 1723, à Bort, petite ville du Limousin, de parents d’une condition obscure et peu favorisés de la fortune. Comme il annonçait d’heureuses dispositions, ils s’imposèrent des sacrifices pour lui procurer le bienfait d’une bonne éducation. Un prêtre lui donna gratuitement les premières leçons de latin. Le jeune Marmontel alla ensuite faire ses humanités dans un collège de jésuites, à Maurice en Auvergne. Son père, qui le destinait au commerce, le plaça chez un négociant de Clermont ; mais le jeune Marmontel, entraîné par son goût pour l’étude, se rendit à Toulouse avec projet d’entrer dans la société des jésuites. Ses talents s’y développèrent avec éclat, et il fut nommé professeur suppléant de philosophie dans un séminaire de bernardins. Il s’acquitta de cette charge de manière à se faire remarquer. Il se fit connaître bientôt après avec plus d’avantage par plusieurs pièces qui furent couronnées aux Jeux Floraux. Jusque-là Marmontel avait paru décidé à embrasser l’état ecclésiastique ; mais les rapports qu’il eut avec Voltaire, auquel il avait dédié ses premiers opuscules, ne fortifièrent pas sans doute sa vocation. Ce philosophe l’appela à Paris en 1745, et Marmontel, fier d’un tel appui au moment où il entrait dans la carrière des lettres, n’hésita pas à se rendre à ses invitations. Après avoir composé plusieurs morceaux de poésie, qui furent couronnés par l’Académie française, Marmontel fit jouer des tragédies qui obtinrent le suffrage du public. Ce succès ayant établi la réputation littéraire de l’auteur, il obtint par la protection de Mme de Pompadour la place de secrétaire des bâtiments, et bientôt après une pension de 1,500 livres. L’ Académie lui ouvrit ses portes en 1763 ; il en était secrétaire perpétuel, en remplacement de d’Alembert, depuis 1783, au moment où les troubles révolutionnaires vinrent à éclater. Marmontel, imbu des principes de la philosophie, adopta ceux de la révolution. Mais lorsqu’il entendit l’orage gronder avec violence, lorsqu’il vit le trône près de s’écrouler sous les coups des factieux s il crut devoir quitter la capitale livrée à l’anarchie, et il se fixa en Normandie avec son épouse. Ayant perdu ses moyens d’existence, il se vit réduit à la détresse ; et déplorant les funestes effets des principes qu’il avait professés, il sut profiter de cette leçon de l’expérience et apprécier à leur juste valeur les audacieuses théories du philosophisme. Il mourut d’apoplexie le 31 décembre 1799.

Parmi les nombreux ouvrages sortis de la plume de cet écrivain célèbre, on doit citer les Contes Moraux, les Incas, les Éléments de littérature, Bélisaire, etc.... Ce dernier ouvrage a été condamné par la Sorbonne, à cause des principes philosophiques que l’auteur y a semés, et qu’il serait facile de faire disparaître. Quant aux Incas, voici ce qu’en dit la Harpe dans son Cours de littérature : « Quand l’illustre Fénélon donna son Télémaque, l’ouvrage du dernier siècle où la prose française eut le plus de douceur et de charme, il ne l’appela ni poème ni roman : il laissa à son lecteur le soin d’intituler son livre, prenant sur lui le soin de le faire bon ; et la postérité l’a nommé un ouvrage charmant. Cet exemple peut suffire pour justifier M. Marmontel, qui dit lui-même dans sa préface : « Quant à la forme de cet ouvrage, considéré comme production littéraire, je ne sais, je l’avoue, comment le définir. Il y a trop de vérité pour un roman, et pas assez pour une histoire. Je n’ai certainement pas eu la prétention de faire un poème. Dans mon plan, l’action principale n’occupe que très peu d’espace, tout s’y rapporte, mais de loin. C’est donc moins le tissu d’une fable que le fil d’un simple récit, dont le fond est historique, et auquel j’ai entremêlé quelques fictions compatibles avec la vérité des faits. »

« On peut donc regarder les Incas comme une espèce de roman poétique qui a l’histoire pour fondement et la morale pour but. Ce serait une vraie chicane de lui demander précisément ce qu’il a voulu faire, et il lui suffirait de répondre : J’ai voulu instruire et intéresser. Nous ajouterons qu’on ne pouvait choisir un sujet plus riche et plus propre à remplir ces deux objets.

« Le livre des Incas est rempli de beautés supérieures, et, en général, la peinture de ces événements extraordinaires qui firent tomber devant une poignée d’Espagnols les empires du Mexique et du Pérou, est tracée avec énergie, avec noblesse, avec intérêt. On reproche à l’auteur le très-grand nombre de vers accumulés dans sa prose ; mais cette prose est éloquente ; elle offre des traits frappants dans tous les genres, on y retrouve la morale, l’élévation et le pathétique qui ont fait le succès de Bélisaire, et le livre des Incas sera regardé comme un des monuments distingués de notre littérature, lorsque, après la voix tumultueuse dès partis qui la divisent, il ne restera que le jugement tranquille des lecteurs impartiaux à qui les défauts ne ferment pas les yeux sur les beautés, et qui, se permettant d’apprécier les uns, sont encore plus jaloux de jouir des antres. »

Nous avons retranché avec soin, sans diminuer l’intérêt du livre, tout, ce qui pouvait porter atteinte à la religion ou aux bonnes mœurs, et la jeunesse qui veut nourrir son esprit sans empoisonner son cœur y trouvera des lectures utiles et agréables.

CHAPITRE I

Description du royaume des incas. — Fête du Soleil à l’équinoxe d’automne. — Les enfants nouveau-nés sont reçus sous la tutelle des lois. — Sacrifice, festin et jeux. — Présages funestes. — Arrivée des Mexicains fugitifs qui demandent nu asile à l’inca.


L’empire du Mexique était détruit ; celui du Pérou florissait encore ; mais, en mourant, l’un de ses monarques l’avait partagé entre ses deux fils. Cusco avait son roi, Quito avait le sien. Le fier Huascar, roi de Cusco, avait été cruellement blessé d’un partage qui lui enlevait la plus belle de ses provinces, et ne voyait dans Ataliba qu’un usurpateur de ses droits. Cependant un reste de vénération pour la mémoire du roi son père réprimait son ressentiment ; et, au sein d’une paix trompeuse et peu durable, tout l’empire allait célébrer la grande fête du Soleil.

Le jour marqué pour cette fête était celui où le dieu des incas, le Soleil, en s’éloignant du nord, passait sur l’équateur, et se reposait, disait-on, sur les colonnes de ses temples. La joie universelle annonce l’arrivée de ce beau jour ; mais c’est surtout dans les murs de Quito, dans ses délicieux vallons, que cette sainte joie éclate. De tous les climats de la terre, aucun ne reçoit du soleil une si favorable et si douce influence ; aucun peuple aussi ne lui rend un hommage plus solennel.

Le roi, les incas et le peuple, sur le vestibule du temple où son image est adorée, attendent son lever dans un religieux silence. Déjà l’étoile de Vénus, que les Indiens nomment l’astre à la brillante chevelure, et qu’ils révèrent comme le favori du soleil, donne le signal du matin. A peine ses feux argentés étincellent sur l’horizon, un doux frémissement se fait entendre autour du temple. Bientôt l’azur du ciel pâlit vers l’orient ; des flots de pourpre et d’or peu à peu s’y répandent, la pourpre à son tour se dissipe ; l’or seul, comme une mer brillante, inonde les plaines du ciel. L’œil attentif des Indiens observe ces gradations, et leur émotion s’accroît à chaque nuance nouvelle. On dirait que la naissance du jour est un prodige nouveau pour eux, et leur attente est aussi timide que si elle était incertaine.

Soudain la lumière à grands flots s’élance de l’horizon vers les voûtes du firmament ; l’astre qui la répand s’élève, et la cime dû Cayambur est couronnée de ses rayons. C’est alors que le temple s’ouvre, et que l’image du Soleil, en lames d’or, placée au fond du sanctuaire, devient elle-même resplendissante à l’aspect du dieu qui la frappe de son immortelle clarté. Tout se prosterne, tout l’adore, et le pontife, au milieu des incas et du chœur des vierges sacrées, entonne l’hymne solennel, l’hymne auguste, qu’au même instant des millions de voix répètent, et qui, de montagne en montagne, retentit des sommets de Pambamarca jusque par delà le Potose.

Le premier des incas, fondateur de Cusco, avait institué en l’honneur du Soleil quatre fêtes qui répondaient aux quatre saisons de l’année ; mais elles rappelaient à l’homme des objets plus intéressants : la naissance, le mariage, la paternité et la mort.

La fête qu’on célébrait alors était celle de la naissance, et les cérémonies de cette fête consacraient l’autorité des lois, l’état des citoyens, l’ordre et la sûreté publique.

D’abord il se forme autour de l’inca vingt cercles de jeunes époux qui lui présentent, dans des corbeilles, les enfants nouvellement nés. Le monarque leur donne le salut paternel. « Enfants, dit-il, votre père commun, le fils du Soleil, vous salue. Puisse le don de la vie vous être cher jusqu’à la fin ! puissiez-vous ne jamais pleurer le moment de votre naissance ! Croissez pour m’aider à vous faire tout le bien qui dépend de moi, et à vous épargner ou adoucir les maux qui dépendent de la nature. »

Alors les dépositaires des lois en déploient le livre auguste. Ce livre est composé de cordons de mille couleurs ; des nœuds en sont les caractères, et ils suffisent à exprimer des lois simples comme les mœurs et les intérêts de ces peuples. Le pontife en fait la lecture ; le prince et les sujets entendent de sa bouche quels sont leurs devoirs et leurs droits.

La première de ces lois leur prescrit le culte. Ce n’est qu’un tribut solennel de reconnaissance et d’amour : rien d’inhumain, rien de pénible ; des prières, des vœux et quelques offrandes pures, des êtres où la piété se concilie avec la joie : tel est ce culte.

La seconde loi s’adresse au monarque : elle lui fait un devoir d’être équitable comme le soleil, qui dispense à tous sa lumière ; d’étendre comme lui son heureuse influence, et de communiquer à ce qui l’environne sa bienfaisante activité ; de voyager dans son empire, car la terre fleurit sous les pas d’un bon roi ; d’être accessible et populaire, afin que sous son règne l’homme injuste ne dise pas : Que m’importent les cris du faible ! de ne point détourner la vue à l’approche des malheureux ; car, s’il est affligé d’en voir, il se reprochera d’en faire ; et celui-là craint d’être bon, qui ne veut pas être attendri. Elle lui recommande un amour généreux, un saint respect pour la vérité, guide et conseil de la justice, et un mépris mêlé d’horreur pour le mensonge, complice de l’iniquité. Elle l’exhorte à conquérir, à dominer par les bienfaits, à épargner le sang des hommes, à user de ménagement et de patience envers les rebelles, de clémence envers les vaincus.

La même loi s’adresse encore à la famille des incas : elle les oblige à donner l’exemple de l’obéissance et du zèle, à user avec modestie des privilèges de leur rang, à fuir l’orgueil et la mollesse, car l’homme oisif pèse à la terre, et l’orgueilleux la fait gémir.

La troisième imposait au peuple le plus inviolable respect pour la famille du Soleil, une obéissance filiale envers celui de ses enfants qui régnait sur eux en son nom, et un dévouement religieux au bien commun de son empire.

Après cette loi venait celle qui cimentait les nœuds du sang et de l’hymen, et qui, sur des peines sévères, assurait la foi conjugale et l’autorité paternelle, les deux supports des bonnes mœurs.

La loi du partage des terres prescrivait aussi le tribut. De trois parties égales du terrain cultivé, l’une appartenait au Soleil, l’autre à l’inca, et l’autre au peuple. Chaque famille avait son apanage, et plus elle croissait en nombre, plus on étendait les limites du champ qui devait la nourrir. C’est à ces biens que se bornaient les richesses d’un peuple heureux. Il possédait en abondance les plus précieux des métaux, mais il les réservait pour décorer ses temples et les palais de ses rois, L’homme, en naissant, doté par la patrie, vivait riche de son, travail, et rendait en mourant ce qu’il avait reçu. Si le peuple, pour vivre dans une douce aisance, n’avait pas assez, de ses biens, ceux du Soleil y suppléaient.

La loi du tribut n’exigeait que le travail et l’industrie. Ce tribut se payait d’abord à la nature : jusqu’à cinq lustres accomplis le fils se devait à son père et l’aidait dans tous ses travaux. Les champs des orphelins, des veuves, des infirmes, étaient cultivés par le peuple : au nombre des infirmités était comprise la vieillesse, Les pères qui avaient la douleur de survivre à leurs enfants ne languissaient pas sans secours ; la jeunesse de leur tribu était pour eux une famille ; la loi les consolait du malheur de vieillir. Quand le soldat était sous les armes, on cultivait pour lui son champ ; ses enfants jouissaient du droit des orphelins, sa femme de celui des veuves ; et s’il mourait dans les combats, l’État lui-même prenait pour eux les soins d’un père et d’un époux.

Le peuple cultivait d’abord le domaine du Soleil, puis l’héritage de la veuve, de l’orphelin et de l’infirme ; après cela, chacun vaquait à la culture de son champ. Les terres de l’inca terminaient les travaux : le peuple s’y rendait en foule, et c’était pour lui une fête. Paré comme aux jours solennels, il remplissait l’air de ses chants.

La tâche des travaux publics était distribuée avec une équité qui la rendait légère. Aucun n’en était dispensé ; tous y apportaient le même zèle. Les temples et les forteresses, les ponts d’osier qui traversaient les fleuves, les voies publiques qui s’étendaient du centre de l’empire jusqu’à ses frontières, étaient des monuments, non pas de servitude, mais d’obéissance et d’amour. Ils ajoutaient à ce tribut celui des armes, dont on faisait d’effrayants amas pour la guerre : c’étaient des haches, des massues, des lances, des flèches, des arcs, de frêles boucliers : vaine défense, hélas ! contre ces foudres d’Europe qu’ils virent bientôt éclater !

Tout dans les mœurs étaient réduit en lois : ces lois punissaient la paresse et l’oisiveté comme celles d’Athènes ; mais en imposant le travail elles écartaient l’indigence ; et l’homme, forcé d’être utile, pouvait du moins espérer d’être heureux.

La loi, qui faisait grâce aux enfants encore dans l’âge de l’innocence, portait sa rigueur sur les pères, et punissait en eux le vice qu’ils avaient nourri ou qu’ils n’avaient point étouffé. Mais jamais le crime des pères ne retombait sur les enfants : le fils du coupable puni le remplaçait sans honte et sans reproche ; on ne lui en retraçait l’exemple que pour l’éviter.

Après la lecture des lois, le monarque, levant les yeux au ciel : « O Soleil, dit-il, ô mon père ! si je violais tes lois saintes, cesse de m’éclairer ; commande au ministre de ta colère, au terrible Illapa, de me réduire en poudre, et à l’oubli, de m’effacer de la mémoire des mortels. Mais si je suis fidèle à ce dépôt sacré, fais que mon peuple, en m’imitant, m’épargne la douleur de te venger moi-même ; car le plus triste des devoirs d’un monarque, c’est de punir. »

Alors les incas, les caciques, les juges, les vieillards députés du peuple, renouvellent tous la promesse de vivre et de mourir fidèles au culte et aux lois du Soleil.

Les surveillants s’avancent à leur tour : leur titre annonce l’importance des fonctions dont ils sont chargés : ce sont les envoyés du prince qui, revêtus d’un caractère aussi inviolable que la majesté même, vont observer dans les provinces les dépositaires des lois, voir si le peuple n’est point foulé ; et au faible à qui le puissant a fait injure ou violence, à l’indigent qu’on abandonne, à l’homme affligé qui gémit, ils demandent : Quel est le sujet de ta plainte ? Qui cause ta peine et tes pleurs ? Ils avancent donc, et ils jurent, à la face du Soleil, d’être équitables comme lui. L’inca les embrasse, et leur dit : « Tuteurs du peuple, c’est à vous que son bonheur est confié. Soleil, ajoute-t-il, reçois les serments des tuteurs du peuple. Punis-moi, si je cesse de protéger en eux la droiture et la vigilance ; punis-moi, si je leur pardonne la faiblesse ou l’iniquité. »

Un nouveau spectacle succède : c’est l’élite de la jeunesse, des chœurs de filles et de garçons, tous d’une beauté singulière, tenant dans leurs mains des guirlandes dont ils viennent orner les colonnes sacrées, en dansant alentour et chantant les louanges du Soleil et de ses enfants. Leur robe, d’un tissu léger, formé du duvet d’un arbuste qui croît dans ces riches vallons, est égale en blancheur aux neiges des montagnes.

Dans leurs danses autour des colonnes, ils s’entrelacent de leurs guirlandes, et cette chaîne mystérieuse exprime les douceurs de la société, dont les lois forment les liens.

Mais déjà l’ombre des colonnes s’est retirée vers leur base ; elle s’abrège encore et va s’évanouir. Alors éclatent de nouveau les chants d’adoration et de réjouissance ; et l’inca, tombant à genoux au pied de celle des colonnes où le trône de son père étincelle de mille feux : « Source intarissable de tous les biens, ô Soleil, dit-il, ô mon père ! il n’est pas au pouvoir de tes enfants de te faire aucun don qui ne vienne de toi. L’offrande même de tes bienfaits est inutile à ton bonheur comme à ta gloire : tu n’as besoin, pour ranimer ton incorruptible lumière, ni des vapeurs de nos libations, ni des parfums de nos sacrifices. Les moissons abondantes que ta chaleur mûrit, les fruits que tes rayons colorent, les troupeaux à qui tu prépares les sucs des herbes et des fleurs, ne sont des trésors que pour nous ; les répandre, c’est t’imiter : c’est le vieillard infirme, la veuve et l’orphelin qui les reçoivent en ton nom ; c’est dans leur sein, comme sur un autel, que nous devons en déposer l’hommage. Ne vois donc le tribut que je vais l’offrir que comme un signe solennel de reconnaissance et d’amour : pour moi, c’est un engagement ; pour les malheureux, c’est un titre, et le garant inviolable des droits qu’ils, ont à mes bienfaits. »

Tout le peuple à ces mots rend grâces au Soleil, qui lui donne de si bons rois ; et le monarque, précédé du pontife, des prêtres et des vierges sacrées, va dans le temple offrir au dieu le sacrifice accoutumé.

Ce sacrifice est innocent et pur. Ce n’est plus ce culte féroce qui arrosait de sang humain les forêts de ces bords sauvages, lorsqu’une mère déchirait elle-même les entrailles de ses enfants sur l’autel du lion, du tigre ou du vautour. L’offrande agréable au Soleil, ce sont les premiers des fruits, des moissons et des animaux que la nature a destinés à servir d’aliments à l’homme. Une faible partie de cette offrande est consumée sur l’autel ; le reste est réservé au festin solennel que le Soleil donne à son peuple.

Sous un portique de feuillage, dont le temple est environné, le roi, les incas, les caciques se distribuent parmi la foule pour présider aux tables où le peuple est assis. La première est celle des veuves, des orphelins et des vieillards ; l’inca l’honore de sa présence, comme père des malheureux. Tito Zoraï, son dis aîné, est assis à sa droite. Ce jeune prince, dont la beauté annonce une origine céleste, a rempli son troisième lustre : il est dans l’âge où se fait l’épreuve du courage et de la vertu. Son père, qui en liait ses délices, s’applaudit de le voir croître et s’élever sous ses yeux : jeune encore lui-même, il espère laisser un sage sûr le trône. Hélas ! son espérance est vaine ; les pleurs de son vertueux fils n’arroseront point son tombeau.

Au festin succèdent les jeux. C’est là que les jeunes incas, destinés à donner l’exemple du courage et de la constance, s’exercent dans l’art des combats.

Ils commencent au son des conques par la flèche et le javelot ; et le vainqueur, dès qu’il est proclamé, voit le héros qui lui a donné le jour s’avancer vers lui plein de joie, et lui tendre les bras en lui disant : « Mon fils, tu me rappelles ma jeunesse, et tu honores mes vieux ans. »

Vient ensuite la lutte ; et c’est là que l’on voit tout ce que l’habitude peut donner de ressort et d’énergie à la nature ; c’est là qu’on voit des combattants agiles et robustes s’élancer, se saisir, se presser tour à tour, plier, se raffermir, et redoubler d’efforts pour s’enlever ou pour s’abattre ; s’échapper pour reprendre haleine, revoler au combat, se serrer de nouveau des nœuds de leurs bras vigoureux ; tour à tour immobiles, tour à tour chancelants, tomber, se rouler, se débattre, et arroser l’herbe flétrie des ruisseaux de sueur dont ils sont inondés.

Le combat, longtemps incertain, fait flotter l’âme de leurs parents entre la crainte et l’espérance. La victoire enfin se déclare ; mais les vieillards, en décernant le prix du combat aux vainqueurs, ne dédaignent pas de donner aux vaincus quelques louanges consolantes ; car ils savent que la louange est, dans les âmes généreuses, le germe et l’aliment de l’émulation.

Dans le nombre de ceux à qui leur adversaire avait fait plier les genoux, était le fils même du roi et son successeur à l’empire, le sensible et fier Zoraï. Aucun des prix n’a honoré ses mains ; il en verse des larmes de dépit et de honte. L’un des vieillards s’en aperçoit et lui dit pour le consoler : « Prince, le Soleil notre père est juste ; il donne la force et l’adresse à ceux qui doivent obéir, l’intelligence et la sagesse à celui qui doit commander. » Le monarque entendit ces paroles. « Vieillard, dit il, laisse mon fils s’affliger et rougir de se trouver plus faible et moins adroit que ses rivaux. Le crois-tu fait pour languir sur le trône et pour vieillir dans le repos ? »

Le jeune prince, à cette voix, jeta un coup d’œil de reproche sur le vieillard qui l’avait flatté, et se précipita aux genoux de son père, qui, le serrant tendrement dans ses bras, lui dit : « Mon fils, la plus juste et la plus impérieuse des lois, c’est l’exemple. Vous ne serez jamais servi avec plus de zèle et d’ardeur que lorsque, pour vous obéir, on n’aura qu’à vous imiter. »

Après qu’on eut laissé respirer les lutteurs, on vit cette illustre jeunesse se disposer au combat de la course. C’est leur épreuve la plus pénible. La lice est de cinq mille pas. Le terme est un voile de pourpre que le vainqueur doit enlever. Dans l’intervalle de la barrière au terme, le peuple, rangé en deux lignes, appelle des yeux les combattants. Le signal est donné : ils partent tous ensemble, et des deux côtés de la lice on voit les pères et les mères animer leurs enfants du geste et de la voix. Aucun ne donne à ses parents la douleur de le voir succomber dans sa course ; ils remplissent tous leur carrière, et presque tous en même temps.

Zoraï avait devancé le plus grand nombre de ses rivaux ; un seul, le même qui l’avait vaincu au combat de la lutte, avait sur lui quelque avantage, et n’était qu’à cent pas du terme : « Non, s’écria le prince, tu n’auras pas la gloire de me vaincre une seconde fois. » Aussitôt, ranimant ses forces, il s’élance, le passe et lui enlève le prix.

Ceux qui l’ont suivi de plus près ont quelque part à son triomphe. De ce nombre étaient les vainqueurs aux exercices de la lutte, de la flèche et du javelot. Zoraï s’avance à leur tête, tenant en main la lance où flotte suspendu le trophée de sa victoire, et avec eux il se présente devant le cercle des vieillards. Ceux-ci les jugent et les proclament dignes du nom d’incas, de vrais fils du Soleil.

Alors leurs mères et leurs sœurs viennent, d’un air tendre et modeste, attacher à leurs pieds agiles, au lieu de la tresse d’écorce qui fait les sandales du peuple, une natte de laine plus légère et plus douce, dont on fait le tissu.

Ils vont de là, conduits par les vieillards, se prosterner devant le roi, qui, du haut de son trône d’or, environné de sa famille, les reçoit avec la majesté d’un dieu et la tendre bonté d’un père. Son fils, en qualité de vainqueur dans le plus pénible des jeux, tombe le premier à ses pieds. Le monarque s’efforce de ne montrer pour lui ni préférence, ni faiblesse ; mais la nature le trahit, et en lui attachant le bandeau des incas ses mains tremblent, son cœur s’émeut et s’attendrit, il laisse échapper quelques larmes ; le front du jeune prince en est arrosé ; il les sent, il en est saisi, et de ses mains il presse les genoux paternels. Ces larmes d’amour et de joie sont la seule distinction que l’héritier du trône obtient sur ses émules L’inca leur donne de sa main la marque la plus glorieuse de noblesse et de dignité : il leur perce l’oreille et y suspend un anneau d’or, faveur réservée à leur race, mais que ne porte jamais celui qui trahit sa naissance et qui n’en a pas les vertus.

Enfin le roi prend la parole, et s’adressant aux nouveaux incas : « Le plus sage des rois, leur dit-il, Manco, votre aïeul et le mien, fut aussi le plus vigilant, le plus courageux des mortels. Quand le Soleil son père l’envoya fonder cet empire, il lui dit : « Prends-moi pour exemple ; je me lève, et ce n’est pas pour moi ; je répands ma lumière, et ce n’est pas pour moi ; je remplis ma vaste carrière, je la marque par mes bienfaits, l’univers en jouit, et je ne me réserve que la douceur de l’en voir jouir : va, sois heureux si tu peux l’être ; mais Songe à faire des heureux. » Incas, fils du Soleil, voilà votre leçon. Quand il plaira à votre père que vous soyez heureux sans fatigue et sans trouble, il vous rappellera vers lui. Jusque-là sachez que la vie estime course laborieuse que vos vertus doivent rendre utile, non pas à vous, mais à ce monde où vous passez. Le lâche s’endort sur la route ; il faut que la mort, par pitié, lui vienne abréger son travail. L’homme courageux supporte le sien, et d’un pas sûr et libre il arrive au terme où la mort, la mère du repos, l’attend.

« O toi, mon fils, dit-il au prince, tu vois cet astre qui va finir son cours : que de biens, depuis son aurore, n’a-t-il pas faits à la nature ! ce qui lui ressemble le plus sur la terre, c’est un bon roi, »

A ces mots, il se lève et marche, accompagné de sa famille et de son peuple, pour aller avec le pontife, sur le vestibule du temple, observer l’aspect du soleil à son couchant et en recueillir les oracles.

Le peuple et les incas se tiennent rangés en silence au delà du parvis. Le roi seul monte les degrés du vestibule où l’attend le grand prêtre, qui ne doit révéler qu’à lui les secrets du sombre avenir.

Le ciel était serein, l’air était calme et sans vapeurs, et l’on eût pris dans ce moment l’horizon du couchant pour celui de l’aurore. Mais bientôt, du sein delà mer Pacifique, s’élève au-dessus de Palmar un nuage pareil à des vagues sanglantes, présage épouvantable dans ce jour solennel. Le grand prêtre en frémit, cependant, il espère qu’avant le coucher du soleil ces vapeurs vont se dissiper. Elles redoublent, elles s’entassent comme les sommets des montagnes, et en s’élevant elles semblent défier le dieu qui s’avance de rompre la vaste barrière qu’elles opposent à son cours. Il descend avec majesté, et, des rayons qui l’environnent, perçant de tous côtés ces flots de pourpre, il les entr’ouvre, mais soudain l’abîme est comblé. Vingt fois il écarte les vagues qui vingt fois retombent sur lui. Submergé, renaissant, il épuise les traits de sa défaillante lumière ; et, lassé du combat, il reste enseveli comme dans une mer de sang.

Un signe encore plus terrible se manifeste dans le ciel : c’est un de ces astres que l’on croyait errants avant que l’œil perçant de l’astronomie eût démêlé leur route dans l’immensité de l’espace. Une comète, semblable à un dragon qui vomit des feux, et dont la brûlante crinière se hérisse autour de sa tête, paraît venir de l’orient et voler après le soleil. Ce n’est dans le céleste azur qu’une étincelle aux yeux du peuple ; mais le grand prêtre, plus attentif, y croit distinguer tous les traits de ce monstre prodigieux : il lui voit respirer la flamme ; il lui voit secouer ses ailes embrasées ; il voit sa brûlante prunelle suivre du haut des cieux la trace du soleil, dans l’ardeur de l’atteindre et de le dévorer. Mais dissimulant la terreur dont ce prodige le pénètre : « Prince, dit-il au roi, suivez-moi dans le temple ; » et là, recueilli en lui-même, après avoir été quelque temps immobile et en silence devant l’inca, il lui parle en ces mots :

« Digne fils du dieu que je sers, si l’avenir était inévitable, ce dieu bienfaisant nous épargnerait la douleur de le prévoir ; et, sans nous affliger d’avance du pressentiment de nos maux, il laisserait à l’esprit humain son aveuglement salutaire, et au temps son obscurité. Puisqu’il daigne nous éclairer, ce n’est pas inutilement ; et les malheurs qu’il nous annonce peuvent encore se détourner. Ne vous effrayez point de ceux qui vous menacent : ils sont affreux, s’il faut en croire les signes que je viens d’observer dans le ciel. Ces signes ne s’accordent pas : l’un me dit que c’est du couchant que doit venir une guerre sanglante ; l’autre m’annonce un ennemi terrible qui fond sur nous de l’orient ; mais l’un et l’autre est un avis de ce dieu puissant qui veille sur nous. Prince, armez-vous donc de constance : être innocent et courageux, ne pas mériter son malheur et le souffrir, voilà la tâche que la nature impose à l’homme ; le reste est au-dessus de nous. »

Le prêtre, consterné, n’en dit pas davantage ; et le monarque, renfermant la tristesse au fond de son cœur, sortit du temple, et se montra au peuple avec un front calme et serein. « Notre dieu, lui dit-il, sera toujours le même ; il veille au sort de son empire, et il protège ses enfants. »

Alors on vint lui annoncer que des infortunés, chassés de leur patrie, lui demandaient l’hospitalité. « Qu’ils paraissent, répond l’inca ; jamais les malheureux ne trouveront mon cœur inaccessible, ni mon palais fermé pour eux. »

Les étrangers s’avancent ; c’est le triste débris de là famille de Montezume, fuyant le joug des Espagnols, et qui, de rivage en rivage, cherche un refuge impénétrable aux poursuites de ses tyrans.

Un jeune cacique se présente à la tête de ces illustres fugitifs. A sa démarche, à sa noble assurance, on reconnaît en lui, tout suppliant qu’il est, l’habitude de commander. Un chagrin profond et cruel paraît empreint sur son visage ; mais sa beauté, quoique ternie, est touchante dans sa langueur, et l’altération de ses traits annonce moins l’abattement que la souffrance d’une âme fière et indignée de son malheur.

L’inca lui dit : « Jeune étranger, apprenez-moi qui vous êtes, d’où vous venez, et quel coup du sort vous fait chercher un asile en ces lieux.

— Inca, lui répond Orozimbo (c’était le nom du Mexicain), tu vois en nous les déplorables restes d’un empire au moins aussi vaste, aussi florissant que le tien. Cet empire est détruit. Le sort ne nous laissait que la fuite ou que l’esclavage ; nous avons préféré la fuite. Deux hivers nous ont vus errants sur les montagnes. Las de vivre dans les forêts et parmi les bêtes féroces, nous avons pris la résolution d’aller chercher des hommes moins malheureux que nous et moins cruels que nos tyrans. Il y a trois mois qu’à la merci des flots nous parcourons, à travers mille écueils, les détours d’un rivage immense. Les maux que nous avons soufferts nous auraient accablés : le bruit de tes vertus à soutenu notre espérance. On te dit juste et bienfaisant, nous venons éprouver si la renommée en impose.

— Étrangers, reprit le monarque, vous n’aurez pas en vain mis votre confiance en moi. Venez dans mon palais vous reposer et réparer vos forces. Je suis impatient d’entendre le récit de voire infortune, mais je désire encore plus de vous la faire oublier. »

Le cacique et ses compagnons, conduits au palais de l’inca, y sont servis avec respect, mais il défend qu’on étale à leurs yeux une vaine magnificence ; car l’ostentation de la prospérité est une insulte pour les malheureux. Un bain pur, des vêtements frais, une table abondante et simple, des asiles pour lé sommeil, où règne un tranquille silence, senties premiers secours de l’hospitalité qu’exerce envers eux ce monarque.

Le lendemain il les reçoit au milieu de sa famille, vertueuse et paisible cour ; les fait asseoir autour de son trône, et parlant au jeune Orozimbo avec tous les ménagements que l’on doit aux infortunés, il l’invite à soulager son cœur du poids accablant de ses peines, en lui racontant ses malheurs.

« Le souvenir en est, cruel, dit le cacique mexicain avec un triste et profond soupir, mais je te dois l’effort d’en tracer la désolante image. Écoute-moi, généreux prince ; et puisse l’exemple de ma patrie l’apprendre à garantir ces bords du fléau qui l’a ravagée. » A ces mots, le silence règne dans l’assemblée des incas, et le cacique reprend ainsi,

CHAPITRE II

Orozirabo, l’an des caciques mexicains, raconte à l’inca les malheurs de sa patrie.


« Enfants du Soleil, vous savez la route qu’il suit tous les ans. Il est à présent sur vos têtes : il y a trois lunes qu’il se levait de même sur le pays où je suis né. Ce pays s’appelle Mexique. Il avait pour roi Montezume, dont nous sommes les neveux. Montezume avait des vertus, un cœur droit, généreux, fidèle. Mais trop souvent du sein de la prospérité naissent l’orgueil et l’indolence. Après avoir oublié qu’il était homme, il oublia qu’il était roi. Sa dureté superbe éloigna ses amis ; sa faiblesse et son imprudence le livrèrent aux mains d’un ennemi perfide et causèrent tous ses malheurs.

Vingt caciques, tous possesseurs de fertiles provinces, étaient réunis sous ses lois. Trop puissant et trop absolu, il abusa de sa fortune, ou plutôt ses flatteurs, dont il avait fait ses ministres, en abusèrent en son nom ; et de ses provinces foulées, les unes, secouant le joug, avaient repris leur liberté ; d’autres, plus faibles ou plus timides, gémissaient en silence, et, pour se déclarer rebelles, attendaient qu’il fût malheureux ; lorsqu’on apprit que vers l’aurore, dans une enceinte où le rivage se courbe et embrasse la mer, une race d’hommes qu’on prenait pour des dieux étaient venus de l’orient sur des châteaux ailés d’où partaient l’éclair et la foudre ; que de ces forteresses flottantes sur les eaux, dès qu’elles touchaient le rivage, on voyait s’élancer des animaux terribles, qui portaient sur leur dos ces hommes immortels. Mille autres témoins assuraient que le quadrupède et l’homme n’étaient qu’un ; que ses pas rapides devançaient les vents ; que ses regards lançaient la mort, et une mort inévitable ; que ces deux têtes, d’homme et de bête farouche, dévoraient tout ce que le feu de ses regards avait épargné, et que la pointe de nos flèches s’émoussait sur la dure écaille dont tout son corps était couvert.

Ces bruits répandaient l’épouvante. Un cri d’alarme universel retentit jusqu’à Mexico (c’était le siège de l’empire). Montezume en parut troublé ; mais la même faiblesse qui lui faisait tout craindre lui fit d’abord tout négliger.

Il sut que ces étrangers avides se laissaient apaiser par de riches offrandes ; il espéra les adoucir. Il députa vers eux deux hommes honorés parmi nous, Pilpatoé et Teutilé, l’un blanchi dans les camps, l’autre dans les conseils. Douze caciques (j’étais du nombre) accompagnaient celte ambassade ; deux cents Indiens nous suivaient, chargés de riches présents ; vingt captifs, choisis parmi ceux que l’on engraissait dans nos temples pour être immolés à nos dieux, terminaient ce nombreux cortège.

Nous arrivons au camp des Espagnols (car c’est ainsi que ces étrangers se nomment), et quel est notre étonnement en voyant que cinq cents hommes épouvantaient des nations ! Oui, je l’avoue à notre honte, ils n’étaient que cinq cents, ce n’étaient que des hommes ; et des millions d’hommes tremblaient.

Nous parûmes devant leur chef... Ah ! le perfide ! sous quel air majestueux et tranquille il sut déguiser sa noirceur !

Pilpatoé, en l’abordant, le salue et lui parle ainsi : Le monarque du Mexique, le puissant Montezume, nous envoie te saluer et savoir de toi qui tu es, d’où tu viens, et ce que tu veux. Si tu es un dieu propice et bienfaisant, voilà des parfums et de l’or. Si tu es un dieu méchant et sanguinaire, voilà des victimes. Si tu es un homme, voilà des fruits pour te nourrir, des vêtements pour ton usage, et des plumes pour te parer.

— Non, nous ne sommes point des dieux, nous répondit Cortès (car tel était son nom) ; mais, par une faveur du Ciel qui dispense à son gré la force, l’intelligence et le courage, nous avons sur les Indiens des avantages et des droits que vous reconnaîtrez vous-même. Je reçois vos présents, je retiens vos captifs pour m’obéir et me servir, non pour être offerts en victimes ; car mon Dieu est un Dieu de paix, qui ne se nourrit point de sang. Vous voyez l’autel que nos mains lui ont élevé, soyez témoins du culte que nous allons lui rendre. Pour la première fois, il descend sur ces bords. »

L’autel était simple et rustique ; un feuillage en forme de temple l’environnait de son ombre, un vase d’or en faisait l’ornement, un pain léger d’une extrême blancheur et quelques gouttes d’une liqueur que nous primes d’abord pour du sang, mais qui n’est que le jus d’un fruit délicieux, étaient l’offrande du sacrifice. Ce culte n’avait à nos yeux rien d’effrayant, rien de terrible. Te l’avouerai-je cependant ? soit par la force de l’exemple, soit par le charme des paroles que proférait le sacrificateur, et par l’ascendant invincible que leur Dieu prenait sur nos dieux, le respect de ces étrangers prosternés devant leur autel nous frappa, nous saisit de crainte.

Après le sacrifice, on servit un festin. Cortès nous admit à sa table. Il nous vit regarder avec inquiétude les viandes qu’on nous présentait ; car nous savions qu’on avait égorgé un grand nombre de nos amis. Il pénétra notre pensée, et nous lui en fîmes l’aveu. « Non, dit-il, cet usage impie est en horreur parmi nous ; et ni la faim la plus cruelle, ni la plus dévorante soif, ne vaincraient notre répugnance pour la chair et le sang humains.... » Quelle répugnance, grands dieux ! ils ne dévorent pas les hommes, mais les en égorgent-ils moins ? et qu’importe lequel des deux, du vautour ou du meurtrier, aura bu le sang innocent ?

Au sortir du festin, nous eûmes le spectacle de leurs exercices guerriers, Les cruels ! on voit bien qu’ils sont nés pour détruire. Quel art profond ils en ont fait ! Ils s’élancèrent, à nos yeux, sur ces animaux redoutables que, d’une main, ils savent gouverner, tandis que l’autre fait voler autour d’eux un glaive étincelant et rapide comme l’éclair. Imaginez, s’il est possible, l’avantage prodigieux que leur donnent sur nous la fougue, la vitesse, la force de ces animaux, fiers esclaves de l’homme, et qui combattent sous lui.