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Anne Borel

 

Appelle-moi quand tu seras mort

 

 

 

 

 

 

 

 

ars vivendi

 

Version intégrale e-book de l’original publié aux éditions ars vivendi (2ème édition 2014)

© 2011, éditions ars vivendi GmbH & Co. KG, Cadolzburg

Tous droits réservés

www.arsvivendi.com

Travail de relecture : Ulrike Jochum

Couverture : Kathrin Steigerwald. Photographie Riazorenho / Getty Images

Conversion des données e-book : éditions ars vivendi

 

eISBN 978-3-86913-374-4

 

À mes parents

 

 

Chapitre 1

 

Anouk venait d’éteindre son ordinateur. « Bonne soirée et à demain ». Son collègue n’avait pas pris la peine de répondre. « Quel petit con ! pensa-t-elle. Mais pourquoi je lui dis au revoir aussi ? Tous les soirs il me fait le même coup ! Question de principe peut-être... » Elle se souvient de lui deux ans en arrière. Il était nouveau et cherchait sa compagnie. Maintenant qu’il avait pris ses repères, Anouk ne servait plus à rien. Au contraire, elle le dérangeait car elle passait pour compétente et on aimait travailler avec elle. Malgré ses cordialités et les sourires postiches qu’il affichait régulièrement, Anouk avait ressenti la rivalité grandissante et était devenue méfiante.

En sortant, elle dit au revoir à l’employé de la sécurité et d’un coup de hanche fit pivoter le portillon métallique.

Dix-neuf heures trente. Elle serait encore en retard pour dîner avec son père. Depuis qu’elle avait emménagé dans son propre appartement, ils mangeaient ensemble un mercredi sur deux. Ça leur arrivait d’annuler mais c’était rare. Ce n’était pas par obligation qu’ils se voyaient. S’il en avait été ainsi, ces rencontres à répétition eussent vite fait de les ennuyer tous les deux. Ils se voyaient par pur plaisir. Le lien invisible qui les unissait pour toujours s’était resserré naturellement après le décès de sa mère, elle avait alors tout juste huit ans. Une fois dans sa voiture, elle prit son portable et appuya sur la touche du répertoire.

Elle accéléra puis passa la cinquième vitesse.

 

Arrivée aux abords de Granville, elle regarda dans le rétroviseur et s’assura que la police n’était pas derrière elle. Elle composa un numéro sur son portable. « Demain j’achète un kit mains-libres ! se promit-elle pour la énième fois. Il faut absolument que j’en achète un ! »

Anouk était encore au téléphone lorsqu’elle vit devant elle des voitures de police stationnées. Leurs lumières bleues hachurées par la pluie la mirent en état d’alerte. Son premier réflexe fut de mettre fin à la conversation téléphonique, on ne savait jamais avec eux, ils étaient capables de lui coller un PV. Elle ralentit mais comme elle ne s’attendait pas à trouver de place, elle s’engouffra directement dans un parking souterrain non loin du restaurant. Avant de descendre de la voiture, elle se passa les doigts dans ses cheveux blonds pour leur redonner du volume, se mit du rouge à lèvre qu’elle estompa du bout des doigts et réajusta le col de son chemisier blanc. « Papa sera content. Il aime bien ce chemisier-là. » C’était si simple de lui faire plaisir. Elle avait juste à bien s’habiller pour que son visage s’éclairât dès qu’il la voyait. Ça marchait à tous les coups. Elle arrivait et hop ! Le voilà qui souriait comme un gamin. Il la voulait toujours belle. Les rares fois qu’elle était apparue en jean ou mal habillée, elle avait vu sa déception dans son regard et du coup elle s’en était trouvée elle-même un peu déçue. Depuis elle faisait attention à sa tenue. Se montrer avec sa fille, ça il aimait bien. S’il avait pu, il aurait trimballé avec lui un gros projecteur d’Hollywood qu’il aurait braqué sur elle pour que nul ne manquât cette merveilleuse apparition. Il arrivait qu’on les crût amants. Quand ils entraient dans un restaurant bras dessus bras dessous, les regards des hommes s’attardaient sur elle puis se tournaient vers lui. Lui, pensant naïvement que tout le monde avait deviné qu’ils étaient père et fille, prenait ces regards pour de l’admiration. Jamais il ne lui serait venu à l’idée de les interpréter comme de l’indignation à cause de la différence d’âge. D’aucuns semblaient lui dire : « Il pourrait être son père ! »

Toujours est-il qu’il était fier de sa fille et ça se voyait. On entendait la pluie crépiter dehors. Elle prit son parapluie et courut vers la sortie. La police était toujours là et des badauds s’étaient rassemblés autour de quelque chose à voir. Anouk comprit qu’un accident venait d’avoir lieu. Même si elle compatissait pour la pauvre victime, sa curiosité la poussa à changer de trottoir. Elle aussi voulait voir ce qui se passait, mais juste vite fait, comme ça. Elle mettait un point d’honneur à être moins basse que tous ces individus avides de sensationnel et tentait de se convaincre qu’un coup d’œil rapide sur le malheur des autres était moins condamnable que de s’arrêter pour regarder sans vergogne. Comme s’il était écrit quelque part que l’indélicatesse ne commençait qu’à partir d’un laps de temps précis. Une ambulance était déjà sur place, des médecins en gilet blanc et vert fluo s’agitaient. En traversant la rue elle tendit le cou pour mieux voir. Elle vit un homme qui gisait là, par terre sous la pluie. Au même instant sa respiration s’arrêta net, son cœur se dilata puis commença à battre, sourdement d’abord mais de plus en plus fort, au rythme de ses pas qui s’accéléraient. Le manteau, les cheveux blancs et puis l’écharpe à ses pieds, elle était rouge, rouge comme la sienne. Une soudaine envie de crier s’empara d’elle.

Sous le choc elle n’eut pas le temps de répondre, un autre brancardier la tirait déjà par le bras et la priait de monter dans l’ambulance. Docilement, elle se laissa faire. À l’arrière du véhicule, l’équipe médicale s’affairait autour de son père. « Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu étais encore intact il y a une demi-heure, ta jolie tête, tes beaux cheveux blancs, ta voix qui sortait de cette bouche. Et tout d’un coup ce sang rouge qui sortait de nulle part ». Elle blêmit d’effroi, retint son souffle pour ne pas se décomposer complètement. L’idée de la mort lui donna la nausée. Elle baissa la vitre, pencha légèrement la tête pour que son visage attrape le vent et la pluie. L’air humide lui fouetta les joues, elle ferma les yeux en implorant le vent pour qu’il la libère de sa peur. Et si le pire arrivait ? Elle savait depuis ses huit ans combien les corps étaient fragiles et que la vie était cruellement imprévisible. Et l’imprévisible, lui, était souvent irréparable. Non, cette fois-ci tout irait bien. Oui, tout irait bien. Ces hommes en blanc, ils étaient les anges de la route, ils s’occupaient de lui. Tout irait bien. Ils étaient à trois, sûrement qu’ils s’entraidaient, se surveillaient pour qu’aucune erreur ne soit commise. Leurs gestes avaient été des gestes rapides, des gestes diligents d’experts qu’ils avaient déjà exécutés cent fois. D’ailleurs ils n’avaient pas l’air de s’inquiéter plus que ça. Ils n’avaient rien dit. Pas d’affolement, juste de l’affairement, de l’affairement dans l’urgence peut-être, mais l’urgence était normale. Même si ce n’était pas grave, il fallait se dépêcher tout de même. Et puis s’ils s’appelaient « les urgences » ce n’était pas pour rien. L’empressement était leur métier. Ils faisaient vite par principe, par précaution, c’est tout. Oui, tout irait bien. Ils avaient la situation en main. En fait, la seule à s’inquiéter ici, c’était elle, évidemment elle n’y connaissait rien en médecine. Et puis quand il s’agit du père, rien de plus normal. Tout le monde s’inquiéterait à sa place, mais objectivement parlant, comme diraient donc ces médecins agités, objectivement parlant c’était un accident ordinaire sans conséquences graves. Tout irait bien. Mais pourquoi avait-elle si peur ? Elle avait beau se raisonner, elle tremblait de tous ses membres. Et s’il mourait là, maintenant ? Et s’ils ne parvenaient pas à le réparer, à stopper le sang qui coulait de son oreille ? Son cœur s’emballa. Elle l’entendait battre dans sa poitrine, dans ses veines. C’était la deuxième fois en trois mois. Il tapait maintenant dans ses tympans. Il allait les défoncer. Ce vacarme soudain dans son propre corps l’effraya. Elle ne l’avait ni entendu ni senti depuis des années. Le dernier soubresaut de son cœur avait été à la mort de sa mère. Il s’était cogné violemment contre ses côtes et depuis plus rien. Elle ne savait pas s’il était muet ou si elle était sourde. Elle avait, depuis, une poitrine insonore, calfeutrée au polystyrène qui ne laissait échapper aucune émotion. C’est seulement quand elle allait chez le médecin qu’elle apprenait qu’elle avait un cœur et qu’il était en bonne santé. Son pouls était normal. Elle l’entendait maintenant marteler dans sa tête, il frappait avec une force étourdissante. Elle ferma la vitre, s’essuya longuement le visage, l’enfouit dans le creux de ses mains ; son père derrière, c’était un cauchemar. Des années durant, elle avait eu besoin des oreilles d’un autre relié à un stéthoscope pour savoir qu’à l’intérieur d’elle son cœur battait à un rythme régulier. Elle s’était habituée à cette surdité jusqu’au jour où quelque chose avait sursauté soudainement dans sa poitrine. Cela remontait à trois mois. Elle avait d’abord cru à une crampe d’estomac qui lui annonçait un vomissement imminent mais c’était son cœur qui venait de bondir telle une grenouille. Elle venait de croiser le regard d’un homme. C’était à la soirée de fin d’année organisée par l’entreprise de son père. « Vous êtes médecin ? » lui avait-elle demandé par curiosité. « Non, pourquoi... ? » Elle aurait voulu être naturelle et répondre tout bêtement «  parce qu’il n’y a que les docteurs qui fassent battre mon cœur… » mais elle n’avait pas osé. D’un air interrogateur il l’avait fixée droit dans les yeux. La réponse ne venant pas, ce dernier lui avait souri. La grenouille fit un deuxième bond. « Pour rien… » avait-elle lâché. Troublée Anouk s’en retourna vers la table où elle dînait avec son père entouré de ses employés.

Elle ne voulait pas se retourner et voir les médecins qui entre-temps s’affolaient. « Je suis là avec toi papa. Tiens bon, tiens bon », lui disait-elle les yeux remplis de larmes. Une douleur sourde et diffuse avait envahi l’intérieur de son corps. L’homme au volant de l’ambulance ne disait rien. Il était concentré. Il roulait vite. La sirène hurlait de toutes ses forces mais Anouk plongée dans un état second ne l’entendait plus. Elle retentissait au loin tel un bruit strident qui dérangeait son sommeil et qui voulait la ramener au cauchemar que la vie lui offrait. Anouk n’en voulait pas.

 

Chapitre 2

 

Le médecin avait une cinquantaine d’années. Sa voix se voulait rassurante mais Anouk avait compris que l’état de son père était préoccupant. Elle l’avait compris dès le début en fait. La voiture l’avait pris de plein fouet. De la tôle contre son corps d’homme. La vision du choc violent lui était insupportable. Forcément ses blessures étaient graves et il avait sombré dans le coma. L’équipe médicale lui expliqua avec des mots simples censés être compris par tout le monde qu’ils avaient d’abord cru à une commotion cérébrale mais un scanner crânien avait révélé des contusions profondes. En résumé et avec ses mots à elle : son cerveau était réduit en bouillie, il était au bord du gouffre. Elle sortit de l’hôpital épuisée et tiraillée par des nerfs tendus comme des cordes raides. Elle regarda l’heure à sa montre et se contraignit à appeler au bureau. Il fallait expliquer pourquoi elle n’irait pas au travail ce jour-là. Elle tomba sur « l’ancien nouveau collègue », lui parla à contrecœur de l’accident et de l’état de son père. Il jouait bien son rôle en feignant de compatir. En son for intérieur il devait déjà se réjouir d’avoir l’exclusivité de la nouvelle qu’il annoncerait au reste du service avec l’air grave de quelqu’un qui a des choses importantes à faire savoir.

Le cœur serré, elle écouta ensuite sa boîte vocale. Claire avait appelé, Catherine aussi. Elle ne put s’empêcher de pleurer en écoutant leurs messages. Anouk composa un numéro.

Une fois arrivée chez elle, elle s’allongea sur son canapé. Elle s’assoupit et dormit trois heures.

 

Chapitre 3

 

Jamais ça ne lui était arrivé, même malade il y avait toujours de la place pour une bouchée de quelque chose. Mais ce soir-là rien ne passait. Anouk ne toucha pas le contenu de son assiette, elle avait préféré prendre un chocolat chaud qu’elle buvait en silence. Claire qui s’était donné pour mission de rassurer Anouk, parlait toute seule. Elle tentait de lui remonter le moral comme on dit, de lui faire oublier les dernières vingt-quatre heures en racontant un peu tout et n’importe quoi. Dès qu’elle sentait qu’Anouk ne mordait pas, elle passait immédiatement à un autre sujet. Alors forcément, elle avait vite fait de mettre à sec son idéation pourtant intarissable d’habitude. Il fallut piocher dans les anecdotes de bureau. Elle raconta des histoires récentes et puis des anciennes. Elle en rajoutait même un peu pour rendre son récit plus captivant. À dire vrai, elle en rajoutait même pas mal à certains endroits. Mais c’était peine perdue. La pauvre Anouk broyait du noir et ses yeux bouffis de larmes et de fatigue ne laissaient entrevoir que l’image tragique de son père. Claire était bien embêtée de la voir dans cet état-là et surtout de ne rien pouvoir y faire. Voyant le désarroi de son amie qui ne savait plus quoi inventer pour la distraire, Anouk vint à son secours :

Claire capitula et contempla Anouk d’un air résigné. Elle brûlait de tendresse pour elle. Malgré sa douleur, c’est elle qui avait trouvé les mots justes pour la rassurer sur sa maladresse dans sa tentative de réconfort. Elles se levèrent toutes les deux et s’installèrent sur le canapé.

 

Claire alluma la télé et prit la main droite d’Anouk dans les siennes. Elle la caressa tendrement puis l’embrassa comme le ferait une maman.

Le film qui finit bien avait à peine commencé qu’Anouk se mit à parler :

Claire faisait un immense effort pour retenir les larmes qu’elle sentait monter en elle. « Tu ne vas pas t’y mettre non plus ! » se raisonnait-elle. Pour se donner une contenance, elle embrassa à nouveau la main d’Anouk. Pendant ce temps-là, Depardieu se faisait engueuler par Andie McDowel parce qu’il se goinfrait comme un porc, mais tout le monde avait compris dès la première engueulade que, tôt ou tard, elle allait craquer pour notre héros national. Tout était une question d’engueulade dans ce film et les deux s’engueulaient à merveille. Ils le firent tant et si bien qu’Anouk réussit pour un instant à oublier l’hôpital. Comme tout le monde, elle se demandait si dans la vraie vie une femme comme Andie McDowel aurait pu tomber amoureuse de Depardieu. Il était si gros et rustre, elle si belle et si raffinée.

Elles sourirent puis se contemplèrent en silence. Anouk était à nouveau près de son père.

 

Chapitre 4

 

Il était tôt le matin. Anouk et Claire étaient en route pour l’hôpital.

Anouk avait tourné la tête et faisait semblant de regarder la rue qu’elle connaissait par cœur. Elle ne voulait pas que Claire voie ses larmes et annule son rendez-vous à cause d’elle. Et puis elle s’en voulait de ne pas être plus forte. Son père n’était pas mort tout de même ! «Mais arrête de chialer comme ça ! Merde !» se répétait-elle.

Le collègue... Le fameux rond-de-cuir... Pour une fois il arrivait à point nommé celui-là ! Il était tellement con qu’il allait changer les idées d’Anouk. C’est sûr. C’est de lui qu’elle aurait dû parler la veille, songea Claire. Elle se préparait à déblatérer outrageusement contre cet inconnu si familier quand Anouk reprit :

Anouk éclata de rire. Pari gagné ! Heureuse d’entendre le rire de son amie, Claire souriait droit devant elle. Anouk n’avait pas ri depuis presque deux jours. Elle aimait dire qu’une journée sans rire était une journée perdue. C’est ce qu’elle aimait chez elle, Anouk avait le don de donner de la profondeur à n’importe quelle platitude. Sortant de la bouche de quelqu’un d’autre cette évidence eût été d’une niaiserie affligeante, mais prononcée par Anouk cela portait toujours à réflexion. Il faisait soleil. On devinait au loin le parc de l’hôpital avec ses grands arbres. Ils étaient légèrement penchés sur la gauche à cause des bourrasques de vent qui s’engouffraient régulièrement dans leurs branches les jours de forte tempête.

 

Anouk ne dit rien. Elle se sentait fléchir, instinctivement elle serra son sac à main sous son bras comme pour rassembler ses forces.

Anouk sentit une douleur insoutenable. C’était son cœur qui s’emballait. Ce sentiment inconnu qui surgissait depuis peu à chaque émotion forte. La grenouille était dans un bocal et se cognait violemment contre les parois de verre. L’animal suffoquait. Anouk chancelait. Elle s’assit à même le sol et pleura. Claire resta près d’elle. Elle annula son rendez-vous de dix heures.

 

Chapitre 5

 

L’église était comble. Elle se doutait bien que son père était aimé dans son entourage et apprécié par ses employés, pourtant elle était touchée de voir toute cette foule. Eux aussi alors, ils l’avaient aimé. Ils l’avaient aimé mais pas autant qu’elle. Ils ne pleuraient pas. À sa demande on avait laissé le cercueil ouvert pendant la cérémonie. C’était aussi en souvenir de sa mère. Enfant, le jour de son enterrement, elle s’était inquiétée de savoir comment sa maman respirait dans cette boîte qui n’avait même pas de trous pour laisser l’air passer. Anouk fixait le visage de son père qui était aussi le sien pour l’avoir si souvent vu et touché. Quand elle le voyait, elle était chez elle. Sa vraie maison n’avait pas de murs, elle avait un nez, des joues, et des yeux qui l’enveloppaient d’un regard protecteur prêt à virer au noir à la moindre menace. Il semblait dormir. Elle eut presqu’envie de le réveiller pour qu’il revienne à la vie mais aussi pour qu’il voie tous ces gens venus spécialement pour lui. « Si seulement tu pouvais les voir, ils sont tous là, rien que pour toi. Et tu n’es pas là... Tu n’es pas là auprès de moi. Tu es mort papa. Ton corps ne marche plus. Ils sont là parce que tu es mort... ». Et une nouvelle bouffée de chagrin incoercible afflua dans tout son corps. Elle entendait la voix sépulcrale du prêtre mais ne prêtait pas attention à son homélie. À quoi bon écouter puisqu’il était mort, il n’entendait plus. Un à un des proches intervenaient. Debout devant le lutrin, ils rassemblaient leurs forces pour témoigner leur marque d’amitié envers le disparu. Peut-être n’était-ce pas inutile.

Au terme de la cérémonie, alors que tout le monde s’apprêtait à sortir, le prêtre fit signe à Anouk de s’approcher :

Anouk fit oui de la tête. Elle s’approcha du cercueil. Elle regarda son père et l’embrassa. Elle ne cherchait plus à stopper ses larmes qui roulaient à grosses coulées sur son visage. Elle ouvrit son sac pour prendre un mouchoir. À l’intérieur se trouvait le portable de son père qu’elle avait récupéré à l’hôpital. Elle le fixa quelques secondes en s’essuyant les joues du revers de la main. Machinalement elle alluma l’appareil. Un bip signala que le portable était en marche. La batterie était chargée. Elle regarda le prêtre qui l’observait puis regarda à nouveau son père. Délicatement elle posa dans le cercueil à côté de sa main gauche son portable allumé. Il était gaucher. 

Elle l’embrassa une dernière fois, caressa ses beaux cheveux et se redressa. Elle fixa le prêtre droit dans les yeux. L’homme d’église cligna des paupières en signe d’acquiescement, puis fit signe de la tête aux civils en costumes noirs qu’ils pouvaient à présent sceller le cercueil. La procession se termina au cimetière où reposait la mère d’Anouk.

 

Chapitre 6

 

La douleur l’avait assommée de fatigue. Anouk dormit dix heures d’affilée. Après la cérémonie et sans qu’on eût à leur dire, les amis et la famille s’étaient réunis spontanément dans un local près de l’église. Ils avaient déjà trop souvent enterré des êtres chers et connaissaient les rites par cœur. Quelqu’un avait posé du café et des gâteaux sur les tables. Anouk n’avait rien organisé, pas même les faire-part, ni l’annonce nécrologique dans le journal local. Jean Martinée, l’ami associé de son père, s’en était occupé. Elle fut inconsolable. Elle avait bien tenté de faire bonne figure devant ceux qui lui transmettaient leurs condoléances mais elle avait sombré dans le chagrin. Claire la voyant se traîner comme une âme en peine avait préféré la ramener chez elle.

 

Rien ne l’obligeait à se lever mais elle se leva quand même. Les réveils ne seraient plus jamais les mêmes. Une troisième étape commençait : l’étape de la vie sans mère ni père. Une quatrième n’était pas envisageable. À part elle, elle ne voyait pas qui d’autre pouvait encore mourir. C’était sa seule consolation, elle se croyait déjà au fond du malheur, ça ne pouvait pas être pire. L’appartement était silencieux, le cœur vide elle le traversa et se dirigea automatiquement vers la cuisine. Sur la table Claire avait laissé un petit mot bien en évidence dans un bol. Elle ne rentrerait pas trop tard et appellerait dans la journée. Elle avait pris soin d’acheter du pain, ce détail toucha Anouk. « La pauvre, elle a dû courir. Elle est comme moi, elle est toujours en retard le matin ». Il n’y avait pas d’instructions, Claire savait qu’Anouk connaissait sa cuisine par cœur.

Après le petit déjeuner elle retourna au lit, s’assoupit à nouveau. Elle se réveilla vers trois heures, se fit un chocolat chaud, le but en regardant dans le vide puis s’installa dans le canapé. Machinalement elle alluma la télé, elle savait d’avance que rien ne l’intéresserait mais il fallait tuer le temps, s’occuper en dépit de l’envie de mourir ou de pleurer. Elle ne savait plus très bien, y avait-il une différence ? Que faire d’autre quand le peu de force qui vous reste suffit tout juste à pleurer sinon mourir ou peut-être faire l’amour. Oui, faire l’amour, ça aurait été une alternative à la mort. Mais c’était plus simple d’allumer la télé, il n’y avait qu’à appuyer sur une touche. Elle zappait toutes les trois secondes et puis finalement, une émission sur la planète terre retint son attention. On y voyait les plus grands arbres du monde. Ils poussaient en Amérique du nord, en Californie. Leur hauteur pouvait atteindre plus de cent mètres, c’était comparable à un immeuble de trente étages. Elle n’en revenait pas. Fascinée par ces colosses majestueux, Anouk s’imaginait au pied d’un arbre de trente étages. Une évidence s’imposait tout d’un coup à elle : la nature était un temple qui avait pour colonnes des arbres immortels. Toute leur force reposait dans le silence. Elle regrettait de ne pas pouvoir se prosterner devant eux, devant tant de grandeur étourdissante seule témoin de la nuit des temps. Les hommes n’étaient donc rien, des arbres leur survivaient. Sa rêverie ne dura pas longtemps, ces allées verticales géantes la conduisirent trop vite à son père. Il était un homme, lui non plus n’avait pas survécu à ces arbres silencieux âgés de mille ans. Elle éteignit la télé, retourna dans la chambre pour tenter de dormir.