Couverture

Edgar Wallace

MISS DÉMON

© Librorium Editions 2019

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CHAPITRE I.

Après le verdict.

D’une voix ferme et qui marquait sa profonde conviction, le chef du jury avait laissé tomber la fatale sentence.

Un silence écrasant s’était abattu sur la salle.

Lentement, avec cette méticulosité qui est le propre des vieillards, le Président rassembla les papiers épars devant lui, et sans en oublier un, ni les bleus, ni les blancs, ni les timbrés, il les assembla soigneusement sur la planchette qui prolongeait son bureau. Puis, ayant pris son porte-plume, il remplit lentement un formulaire qu’il avait conservé devant lui. Sans se hâter, et bien qu’il n’échappa point à l’haleine fiévreuse qui montait de la foule, il fouilla au fond d’un des nombreux tiroirs dont s’agrémentait sans aucune utilité apparente le meuble imposant derrière lequel il semblait retranché, et en retira un petit morceau de soie noire qu’il posa sur sa perruque blanche.

– James Meredith, prononça-t-il sourdement, vous venez d’être reconnu coupable du crime abominable de meurtre prémédité…

Et par dessus ses lunettes, il jeta un rapide regard sur la haute silhouette du prisonnier.

– Vous en avez été reconnu coupable après une longue et patiente procédure. Je me rallie au verdict du jury. C’est vous qui avez tué Ferdinand Balford, et la déposition de la malheureuse qui fut votre fiancée ne laisse aucun doute à ce sujet. Malgré toutes vos arguties, il ne vous a pas été possible d’ébranler le témoignage de Miss Joan Briggerland. Après avoir brutalement menacé ce malheureux jeune homme, vous avez quitté votre fiancée, la rage au cœur. Une fatale coïncidence vous a jeté en face de M. Balford, dans la rue, juste en face de la demeure de Miss Briggerland et, dans un subit accès de votre jalousie insensée, vous l’avez abattu d’un coup de revolver… Quant à vouloir suggérer, ainsi que vous avez essayé de le faire par l’organe de votre défenseur, que vous n’aviez rendu visite le soir du crime, à votre pauvre fiancée, que dans le but de rompre vos relations, c’est tenter d’accuser cette jeune fille d’un parjure délibéré. Et ce qui ajoute encore à votre honte et à votre déshonneur, c’est de vouloir insinuer que votre mort ou votre emprisonnement servirait singulièrement ses intérêts. Tous ceux qui l’ont vue à cette barre, si touchante, si belle, oserais-je dire, sont incapables d’accepter vos explications fantaisistes… Qui donc a tué Ferdinand Balford, cet homme qui n’avait aucun ennemi au monde ?… Qui donc l’aurait tué, si ce n’est vous ?… Aucune subtilité ne pourra détruire l’impression que vous êtes l’auteur de ce drame épouvantable… Il ne me reste donc qu’à prononcer la sentence imposée par la loi et à transmettre à qui de droit la demande de recours en grâce du jury…

Et lentement, il prononça la condamnation à mort.

Au banc des accusés, l’homme ne broncha point. Pas un muscle de son visage ne trahit l’émotion qui l’étreignait peut-être.

C’est ainsi que se termina le sensationnel procès suscité par l’assassinat de Berkeley-Street. Quelques jours plus tard, les journaux publièrent que la peine de mort avait été commuée en celle des travaux forcés à perpétuité. Et ceci fournit à quelques-uns l’occasion de blâmer cette excessive miséricorde et à d’autres celle d’affirmer que James Meredith n’eût pas échappé à la corde du bourreau, s’il avait été un pauvre diable au lieu d’être un des magnats de la finance.

– Ça y est, marmonna Jacques Glover, cependant qu’il sortait du Palais en compagnie de l’illustre avocat qui venait de défendre son client et ami. Ça y est : la petite dame triomphe.

Son compagnon ne put retenir un sourire :

– Voyons Glover !… Croyez-vous que cette pauvre fille ait poussé la lâcheté au point de mentir à propos de l’homme qu’elle aime ?…

– Qu’elle aime !… ricana Glover. Qu’elle aime !…

– Vous avez encore des préjugés, mon cher ! riposta l’avocat. Pour moi, je considère Meredith comme un parfait lunatique et j’estime que tout ce qu’il nous a raconté au sujet de son entrevue avec la jeune fille est le fruit d’une imagination morbide. L’apparition de Miss Briggerland à la barre m’a profondément ému… Mais, sapristi !... La voilà justement !…

Ils venaient d’arriver à la grille du Palais. Au bord du trottoir, une somptueuse limousine stationnait. À la portière entr’ouverte, la main sur la poignée, un domestique en livrée attendait. Une jeune fille en noir entra vivement dans la voiture. En un éclair, ils purent entrevoir un visage d’une beauté fulgurante que les stores aussitôt abaissés dérobèrent à leur vue.

L’avocat poussa un long soupir :

– Il faut être fou !… s’écria-t-il, d’une voix rauque. Oui… Fou à lier !… Avez-vous jamais vu un visage de femme réfléchir avec plus de vérité la pureté d’une âme parfaite ?…

– Non… Mais je constate, sir John, que vous revenez sans doute des pays du soleil, riposta brutalement Jacques. Vous voilà bien sentimental, mon cher !…

L’éminent avocat failli suffoquer d’indignation. Il ne parvenait pas à se faire à la désastreuse manie de son ami de jeter à la face des gens, fussent-ils même ses aînés, les choses les plus désagréables.

– Vraiment, remarqua-t-il, lorsqu’il eut reprit le sang-froid qui convenait à sa profession, il y a des moments, Glover, où vous êtes parfaitement insupportable !

Les mains au fond des poches, le haut de forme enfoncé sur l’arrière de la tête, Jacques Glover martelait nerveusement, à présent, le trottoir de la place Old Bailey. Il était arrivé à l’office et trouva le chef grisonnant de la Maison Rennett, Glover et Simpson, sur le point de regagner son domicile. Naturellement, Simpson n’était pas là, car, depuis dix ans ce n’était plus qu’un nom ne représentant personne.

En voyant entrer son jeune associé, M. Rennett se rassit.

– J’ai appris la nouvelle par téléphone, dit-il. Elberg est d’avis que nous manquons d’une base pour nous pourvoir en appel. Je crois cependant, que le recours en grâce lui sauvera la vie… Il s’agit, n’est-ce pas, d’un crime passionnel ?… Or, on ne se souvient plus d’avoir vu pendre un homme pour un homicide causé par la jalousie… C’est à la déposition de la jeune fille que nous devons sans doute notre défaite…

Jacques acquiesça de la tête.

– Elle avait l’air d’un ange tout frais sorti des glacières célestes, reprit-il d’un ton désespéré. Aussi, c’est à peine si Elberg tenta d’ébranler son témoignage… Le vieux fou menace de piquer une crise amoureuse peu banale !… Quand je l’ai quitté, il était déjà tout occupé à s’extasier sur la beauté de son âme !

Rennett caressa les poils gris-fer de sa barbe.

– Le fait est qu’elle l’emporte…

Mais Jacques montrait les dents :

– Pas encore, mon cher !… Pas encore !… Elle ne triomphera réellement qu’à la mort de Jimmy, ou…

– Ou ?… Mon pauvre Jacques, cet « ou » ne se réalisera jamais… Que Jimmy soit condamné aux travaux forcés, c’est là chose aussi certaine que la mort… Pourtant, je ferai tout pour lui venir en aide… Oui… Ma parole !… J’y risquerais volontiers ma clientèle et mon nom.

Jacques le regarda, surpris.

– J’ignorais que tu avais une telle tendresse pour notre ami ! s’exclama-t-il avec enthousiasme.

M. Rennett sembla tout décontenancé par l’effet qu’il venait de produire. Il se leva et commença d’enfiler ses gants :

– Voilà, murmura-t-il, comme s’il cherchait à se justifier d’un instant d’emballement. Son père fut mon premier client, et je ne crois pas que le monde ait porté beaucoup d’hommes aussi bons que lui. Marié sur le tard, il avait des idées plutôt bizarres sur le mariage. Mais cela pouvait s’expliquer. Pour ma part, je le considère comme le fondateur de notre firme. Ton père, Simpson et moi, nous traversions une crise qui pouvait nous être fatale. C’est à ce moment critique qu’il voulut bien nous confier les intérêts de sa maison. Il fut l’instrument de notre salut et le levier de notre succès. Ton père – qu’il repose en paix ! – ne tarissait point sur ce sujet et je serais étonné qu’il ne t’en eût jamais parlé.

– Oui, murmura Jacques, songeur. Il me semble qu’il m’en a parlé autrefois.

Puis, sans transition :

– Alors, Rennett, réellement, vous vous sentez prêt à tout pour aider Jimmy ?…

– À tout…, trancha le vieil homme d’affaires.

Glover se mit à siffloter un air lugubre.

– Je verrai Jimmy demain, s’interrompit-il brusquement…

Et il reprit sa marche funèbre.

– À propos, Rennett…

Il sifflota encore quelques mesures.

– À propos, Rennett, poursuivit-il enfin, avez-vous lu que tout récemment, on a autorisé le transfert d’un condamné de sa cellule de la prison à la clinique d’un grand médecin pour y subir une petite opération ?… Cela a fait assez de bruit et il y eut même une interpellation au Parlement à ce propos. Croyez-vous que ce soit une pratique courante ?…

– Hum !… hum… En tous cas, on pourrait arranger quelque chose de ce genre… Mais pourquoi me demandez-vous cela, mon cher ?…

– Vous ne le savez pas, sans doute ?… Alors, vous pensez que, dans quelques mois, on pourrait faire transporter ce bon Jim dans une clinique pour l’opérer de quelque chose ?… De l’appendicite, par exemple ?…

– A-t-il donc une appendicite ?… s’étonna M. Rennett.

– Il peut en simuler une… Il n’y a rien au monde que l’on puisse plus aisément simuler…

Rennett fronça ses épais sourcils :

– Oui… Vous êtes en train de creuser le « ou » de tout à l’heure, sans doute ?…

Jacques acquiesça d’un signe de tête à cette question insidieuse.

– Évidemment, tout est possible… remarqua Rennett. S’il vit encore, du moins…

– Pourquoi ne vivrait-il plus ?… affirma Jacques avec autorité. La question n’est pas là… La grosse affaire : c’est de savoir où dénicher la jeune fille ?…

CHAPITRE II.

Fin de spectacle.

Lydie Beale ramassa soigneusement les bouts de papier qui traînaient sur sa table et, en ayant fait une boule acceptable, elle la lança dans le feu.

Comme on frappait à la porte, elle se retourna pour accueillir d’un gai sourire la corpulente hôtesse qui lui apportait, sur un plateau, un grand bol de thé et deux grosses tartines à la confiture.

– Et la besogne ?… Finie, j’espère ?… s’enquit Mme Morgan avec sollicitude.

– Pour aujourd’hui, du moins !… riposta la jeune fille en se levant et en étirant ses membres engourdis.

De taille élancée, elle dominait de toute la tête la trapue Mme Morgan. De source celtique, elle tenait de ses ancêtres deux beaux yeux d’un mauve foncé qui luisaient dans un visage délicat et spirituel ; ses mains élégantes gracieusement abandonnées sur la planche à dessiner, tout autant que la grâce innée de ses mouvements accusaient une distinction extrême.

– Peut-on jeter un coup d’œil, Mademoiselle ?…

Et prévoyant déjà la réponse affirmative, la grosse Mme Morgan s’essuyait les mains au tablier qui ceignait son opulente taille.

Lydia ouvrit un tiroir d’où elle retira une grande feuille de carton Windsor devant laquelle Mme Morgan tomba dans une extase qui lui était coutumière. La planche représentait un homme masqué dont le revolver menaçant tenait en respect une foule scélérate.

– Ah ! c’est merveilleux !… C’est merveilleux !… s’exclama la bonne femme. Mais, vraiment, Mademoiselle, est-ce que cela arrive jamais, ces choses-là ?…

La jeune fille éclata de rire, tandis qu’elle remettait le dessin dans son tiroir.

– Ces choses-là, ma bonne Madame Morgan, n’arrivent guère que dans les histoires dont je fais les illustrations ! De nos jours, les brigands qui empoisonnent la vie des braves gens se présentent sous la forme d’huissiers brandissant des sommations !… Mais, peu importe, pour extraordinaires qu’ils soient, ces dessins-là me reposent des banales gravures de modes que je suis obligée de crayonner… Vous l’avouerai-je, Madame Morgan, la vue d’un étalage de modes suffit à me faire tourner le cœur !…

– Je comprends cela, Mademoiselle, je comprends cela… Moi…

Mais Lydia détourna la conversation, car elle avait peur des « moi » de son hôtesse.

– Pas de visites pour moi, cet après-midi ?…

– Non… À part le jeune coursier de Spaad et Newton, naturellement !… larmoya la grosse femme. Je lui ai dit que vous étiez sortie… mais, réellement, j’ai bien de la peine à mentir…

La jeune fille soupira :

– Je me demande si je verrai jamais la fin de ces dettes !… J’ai un tiroir rempli d’assignation, de quoi retapisser toute la maison…

Et elle se plongea dans une morne rêverie. Il y avait trois ans que son père était mort, lui laissant le souvenir d’un ami fidèle et d’un compagnon idéal. Si elle n’ignorait point que son père avait un lourd passif, elle ignorait cependant la profondeur du gouffre. Mais au cours d’une visite qu’elle reçut au lendemain de ses funérailles, un de ses créanciers eut la grossièreté de lui signaler qu’il était bien heureux que la mort de Georges Beale éteignit toutes ses obligations. Il n’en fallut pas plus pour inciter sa fille à un acte aussi extravagant que généreux. Dans une lettre adressée à tous les créanciers de son père, elle déclara assumer la lourde charge de tous ses engagements. Et cela représentait quelques centaines de livres. Ce fut sous la pression du sang celtique qui coulait dans ses veines, qu’elle se chargea bénévolement de ce fardeau formidable pour ses faibles épaules. Pourtant, elle ne regretta jamais cette impulsion irréfléchie.

Collaboratrice du Daily Megaphone, où elle tenait la rubrique des modes, elle se faisait d’assez jolis revenus. Mais elle était assaillie par une telle vague de réclamations que les honoraires d’un ministre n’eussent pu la sauver.

Madame Morgan la tira de sa songerie.

– Croyez-vous que vous sortirez ce soir, Mademoiselle ?…

– Certainement, Madame Morgan… Je dois croquer quelques costumes de la nouvelle pièce de Curfen. Je rentrerai vers minuit, sans doute… Ah ! comme tout cela est parfois contrariant !…

– Bah !… Ne vous en faites pas, Mademoiselle !… J’ai dans l’idée que vous serez bientôt débarrassée de tous vos ennuis. Et ce sera un jeune homme riche qui viendra vous demander votre main !

Assise sur le bord de la table, Lydia ne put retenir un joyeux éclat de rire :

– Ne pariez jamais cela, ma bonne Madame Morgan !… Ne le pariez jamais !… Vous y perdriez votre bel argent !… Le temps n’est plus des rois épousant des bergères. Si je me marie un jour, ce sera très probablement avec un jeune homme pauvre, dont je devrai soigner les rhumatismes !…

Mais la bonne hôtesse n’était pas convaincue :

– Vous verrez ! fit-elle. Vous verrez !… Souvent, il arrive des choses…

– Peut-être… Mais pas à moi, Madame Morgan… À moi, il n’arrive que du papier timbré !… Et d’ailleurs, croyez-vous que j’aie l’intention de me marier ?… Je dois d’abord liquider mes dettes… Juste le temps de devenir une respectable vieille fille aux cheveux blancs sous un bibi défraîchi !…

Debout au milieu de la chambre, elle se préparait à s’habiller pour se rendre au théâtre, quand Mme Morgan revint tout à coup vers elle :

– Seigneur ! que je suis donc écervelée !… J’allais oublier de vous dire qu’un monsieur et une jeune dame étaient venus pour vous voir…

– Un monsieur ?… Une jeune dame ?… Vous ne savez pas qui c’était ?…

– Ils n’ont pas dit leur nom. J’étais en train de faire ma petite sieste quotidienne, et c’est la bonne qui les a reçus. Comme toute la maison a l’ordre de dire que vous êtes sortie…

– Mais ils ont laissé leur carte, au moins ?…

– Pas du tout… Ils voulaient savoir si vous habitiez ici et s’ils pouvaient vous voir.

– Hum !… fit Lydia, avec une petite moue déconfite. J’aurais cependant bien voulu savoir combien je leur devais… Cela m’aurait amusée !

Mais elle eut tôt fait d’oublier l’incident et elle n’y pensait plus quand elle se rendit au théâtre. Comme elle s’était arrêtée en route pour s’informer par téléphone du nombre de croquis que l’on attendait d’elle, ce fut le secrétaire du journal qui lui répondit.

– À propos, termina-t-il, nous avons eu des visites pour vous… Oui, on voulait se renseigner à votre sujet. Il paraît que ce sont deux bons amis à vous qui auraient fort voulu vous rencontrer. Comme Brand leur a dit que vous passiez en revue les costumes au Théâtre Erving, il est probable que vous les y rencontriez.

– Ils n’ont pas donné leur nom ?…

– Ni leur nom, ni leur carte…

Au théâtre, elle ne reconnut personne qui put l’intéresser et les entr’actes la laissèrent dans une parfaite solitude. Pourtant, dans le rang de fauteuils qui précédait le sien, elle avait remarqué deux personnes qui avaient paru la dévisager avec curiosité. Chauve et basané, l’homme paraissait avoir une cinquantaine d’années. Mais en dépit de son teint cuivré, il était certainement européen car, derrière ses lunettes, ses yeux bienveillants étaient bleus, d’un bleu si clair qu’ils en paraissaient blancs dans son visage en acajou. À côté de lui se trouvait une jeune fille blonde. L’artiste qu’était Lydia ne put lui dénier de nombreuses perfections.

Ses cheveux en broussaille semblaient d’un or très pur, bien que la teinte en fut certainement naturelle. Sur ce point, Lydia était trop avertie pour pouvoir faire erreur. Elle avait les traits d’une impeccable régularité, et, de sa vie, la jeune fille n’avait admiré des lèvres d’un dessin plus parfait. Il émanait de toute la jeune inconnue une innocence si fraîche, si parfumée, que Lydia s’en trouvait obsédée au point de ne plus suivre le jeu des acteurs sur la scène.

Il lui parut évident que la jeune fille ne s’intéressait pas moins à sa modeste personne, car deux fois de suite, elle la surprit qui la dévisageait sans vergogne.

Lydia dut faire un sérieux effort pour se rappeler qu’elle était au théâtre pour travailler et non pour admirer la toilette élégante d’une jeune fille inconnue, dont un lourd collier en platine semé de grosses émeraudes encerclait le cou délicat avant de descendre jusqu’à sa ceinture. Elle ouvrit donc son cahier d’esquisses et se prit à croquer les costumes quelques peu bizarres offerts à la curiosité et à l’admiration éventuelle des spectateurs.

Lorsqu’après le spectacle, elle traversa le hall du théâtre, elle releva le col défraîchi de son manteau. La nuit, en effet, était froide. Chassés par le vent sud-ouest, des flocons de neige tourbillonnaient en l’air, envahissant l’auvent du théâtre et jusqu’au vestibule. À menus pas désinvoltes, et en gens qui savent bien que leur voiture les attend, les spectateurs des places les plus chères gagnaient tranquillement leurs autos. De ci de là, des taxis audacieux coupaient la file des voitures de maître, semant un désordre compliqué dans la belle ordonnance de cette sortie majestueuse. Des ordres se croisaient, des adresses volaient, des portières claquaient. Peu à peu, cependant, un ordre relatif succéda au chaos momentané et c’est à cet instant que Lydia s’entendit interpeller :

– Un taxi, Mademoiselle ?…

La jeune fille refusa de la tête. Elle comptait prendre l’autobus jusqu’à Fleet Street, mais les deux premières voitures qui surgirent de la nuit étaient remplies au delà de leur capacité naturelle. Elle commençait déjà à se morfondre, lorsqu’un taxi particulièrement élégant vint se ranger au bord du trottoir.

Passant la tête au-dessus de la bâche vitrée qui le protégeait contre les intempéries, le chauffeur s’informa d’une voix criarde :

– Miss Beale ?… On demande Miss Beale !…

La jeune fille sursauta :

– Miss Beale, c’est moi !…

L’homme repartit vivement.

– Ça va !… Votre éditeur m’a chargé de vous conduire chez lui…

Le rédacteur en chef du Daily Mégaphone n’en était pas à sa première idée excentrique, et bien des fois, il avait soumis à Lydia des directives effarantes au sujet de sa rubrique. Certes, il lui était déjà advenu de l’arracher à son sommeil en pleine nuit pour aller croquer les costumes d’une soirée travestie, mais il n’avait jamais poussé l’humanité jusqu’à la faire reprendre en taxi pour la reconduire chez elle. Pourtant, elle ne s’étonna pas outre mesure de la nouvelle lubie du bonhomme et monta délibérément dans l’auto.

Les vitres étaient masquées par une couche de neige et de givre. Comme en un rêve, elle voyait scintiller et disparaître des taches de lumière et voulut essuyer les vitres pour se rendre compte du chemin parcouru. Mais c’était un travail inutile. Alors, elle tenta d’abaisser une glace, mais la glace s’obstina à ne pas glisser dans ses rainures. Tout à coup, elle eut la certitude que la voiture franchissait un pont. Un pont ?… Mais il n’y avait point de pont sur la route qu’elle aurait dû suivre. Elle frappa sur la vitre qui la séparait du chauffeur pour lui signaler son erreur, mais l’homme ne parut point l’entendre et il lui sembla que l’auto avait encore accéléré sa vitesse. Elle redoubla ses coups sur la vitre, mais ce fut en vain. L’homme était sans doute devenu sourd ou bien ne voulait rien entendre. Une violente colère s’était emparée d’elle tandis qu’elle essayait de se faire entendre du chauffeur, mais peu à peu, sa colère s’abaissa pour faire place à l’effroi. Elle essaya d’ouvrir la portière, mais les portières avaient été refermées à clef. Alors, elle fit flamber une allumette et constata avec stupeur que les glaces étaient vissées dans leurs châssis. Les trous fraîchement taraudés et l’éclat neuf des vis ne laissaient aucun doute : ce travail était récent.

À part un Swan sans importance en l’occurrence, elle n’avait rien de solide qui lui permit de briser une vitre. Elle essaya d’un coup de pied, mais elle eut tôt fait de se rendre compte qu’il y a des glaces qui résistent aux coups de pied d’une femme affolée. Cet échec lui rendit brusquement tout son sang-froid. Ah ! ça, allait-elle être la victime d’un enlèvement ?… Mais ces choses-là ne se font plus au vingtième siècle ! À peine trouve-t-on encore quelques romans suffisamment audacieux pour user de cette antique ficelle. Et ceci lui remit à l’esprit les paroles qu’elle avait dites à Madame Morgan, à propos d’un mariage romanesque. Après tout, jusqu’à présent, il ne s’était rien passé d’anormal. Le chauffeur avait distinctement prononcé son nom : Miss Beale. Elle s’appelait bien Miss Beale. Son rédacteur en chef avait sans doute l’intention de la recevoir chez lui, dans son domicile privé, quelque part aux confina sud de la ville. Mais les glaces vissées ?… Les portières cadenassées ?… Oui, décidément, il se tramait quelque chose de bizarre, elle allait sans doute au-devant d’une pénible aventure.

C’est en vain qu’elle essaya de chasser cette pensée, qui lui parut ridicule, de son esprit. Tenace et vive, elle s’incrustait dans son cerveau.

De nouveau, elle s’attaquait aux portières, quand il lui parut que le plafond de la voiture était balayé par une sorte de clarté. Elle se précipita vers le judas : à quelques mètres derrière le taxi roulait une limousine dont les phares puissants lançaient deux torrents de lumière aveuglante.

Ils roulaient sur la route d’un faubourg extérieur. Par dessus l’épaule du chauffeur, elle distingua des arbres d’un côté, de l’autre une palissade grise.

À cet instant précis, la limousine dépassa sa voiture comme une flèche et il lui sembla que ses feux d’arrière s’éteignaient peu à peu. Puis, avant qu’elle eût pu se rendre compte de ce qui se passait, l’auto ralentit, fit un bond de côté et obstrua la route. En même temps, le taxi stoppa net et elle fut lancée dans la vitre. Aux clartés blafardes des lanternes, elle vit deux ombres s’approcher, elle entendit une voix, et brusquement la portière fut ouverte :

– Ayez donc l’obligeance de descendre, Miss Beale !… fit une voix fort agréable.

Ahurie, les jambes rompues, Lydia s’empressa d’obéir. Un second personnage se tenait à côté du chauffeur. Il portait un long imperméable dont le col relevé lui montait jusqu’au nez.

– Tu peux aller rejoindre les amis, dit-il au chauffeur, non sans une pointe d’ironie. Tu peux leur confier que Miss Beale se trouve en bonnes mains. Et n’oublie pas de brûler une bonne et longue chandelle à ton saint préféré pour t’avoir conservé la vie !…

Mais le chauffeur grogna :

– Je ne comprends rien à ce que vous me dites… On m’a chargé de conduire cette jeune fille à son bureau…

– Évidemment !… Mais pourrais-tu me dire depuis quand le Daily Mégaphone se publie dans ce faubourg sinistre ?…

Puis se tournant vers la jeune fille :

– Venez, Miss Beale… À mon tour de vous offrir une course en auto… Pour être plus confortable, elle ne vous en conduira sans doute pas moins vers des surprises tout aussi étranges.

CHAPITRE III.

Une demande en mariage.

L’homme qui avait ouvert la portière était trapu, solidement bâti, et apparaissait d’âge mûr. Il prit doucement Lydia par le bras et elle l’accompagna machinalement, incapable de trouver les mots des questions qui lui brûlaient les lèvres. L’homme à l’imperméable les suivait. Tous les trois, ils marchèrent un moment en silence et montèrent en voiture.

La limousine roulait depuis quelques instants quand le plus jeune des deux hommes ricana :

– Beau travail, ma foi, Rennett !… Ces gens-là sont vraiment brillants !…

– Possible !… grogna l’autre. Mais, pour ma part, si brillante qu’elle soit, je ne saurais admirer l’infamie…

– Pourtant, mon cher, vous ne pouvez vraiment pas leur refuser une admiration platonique !… Moi, j’admire sans réserve !… À vrai dire, j’ai cependant éprouvé un moment d’effroi quand je me suis aperçu que Miss Beale n’avait pas hélé le taxi, mais qu’il s’était arrêté tout exprès pour elle… C’est d’une belle habileté…

Un peu remise des émotions qu’elle avait éprouvées, Miss Beale put enfin questionner :

– Me direz-vous, Messieurs, ce que tout cela signifie ?… Et d’abord, où me conduisez-vous ?… Serait-ce à mon journal ?…

– Je ne crois pas que vous alliez au journal, cette nuit, Mademoiselle…, répondit posément le plus jeune de ses compagnons. Non… Je ne le crois pas… Quant à vous dire pourquoi l’on a tenté de vous enlever, c’est une chose impossible.

– M’enlever !… sourit la jeune fille d’un air incrédule. Voudriez-vous insinuer que cet homme…

– Vous conduisait à la campagne, interrompit l’autre, froidement. Je pourrais dire que l’on vous aurait fait voyager toute la nuit pour vous abandonner ensuite dans un endroit privé de toute communication. Je ne crois pas que l’on vous voulut le moindre mal, car les individus qui ont soudoyé votre chauffeur ne s’exposent pas volontiers à des risques inutiles. Ils n’avaient qu’un but : vous faire disparaître pour une nuit. Par exemple, ce qui me surprend, c’est qu’ils aient deviné que vous étiez la femme de notre choix.

Il s’interrompit pour demander à son compagnon :

– Qu’en pensez-vous, Rennett ?…

L’autre haussa les épaules de l’air d’un homme pour qui les énigmes ne sont pas un jeu bien attrayant.

– La femme de votre choix ?… Et pourquoi m’avez-vous choisie ?… Vous voudrez bien convenir qu’une petite explication ne peut m’être refusée, et si cela ne vous dérange pas trop, je vous serais bien obligé de me reconduire à mon bureau… J’ai un emploi que je ne peux compromettre, termina-t-elle, non sans appréhension.

– Évidemment… C’est une considération dont il faut tenir compte, remarqua l’homme à l’imperméable. On ne perd point volontiers un emploi qui vous rapporte six livres et dix shillings par semaine, sans compter les quelques guinées que vous valent vos illustrations. Pourtant, croyez-moi, Mademoiselle… ce n’est pas cette brillante situation, qui vous permettra jamais d’étouffer vos dettes… ou plutôt celles de feu votre père… Non, dussiez-vous vivre cent ans, je ne vois pas comment la chose serait possible !

Cette déclaration lui coupa le souffle.

– Vous avez l’air d’être singulièrement au courant de mes petites affaires personnelles !… balbutia-t-elle enfin lorsqu’elle fut remise de sa surprise.

– Bien plus encore que vous ne pouvez l’imaginer !

Elle eut l’impression que son interlocuteur souriait dans l’obscurité, mais sa voix était si douce et si bienveillante, qu’elle n’en fut point choquée.

Mais l’homme poursuivait déjà :

– Au cours de ces neuf derniers mois, on a enregistré à votre charge trente-neuf jugements vous condamnant à payer des sommes dues… L’année dernière, il n’y en eut que vingt-sept… La progression est alarmante. Pourtant, vous ne dépensez que trente shillings par semaine et le surplus de vos revenus va s’engloutir dans les caisses des créanciers de votre père…

– Mais vous êtes stupide !…

– Au contraire, je me crois fort avisé… Laissez-moi vous dire, en passant, que je me nomme Glover… Jacques Glover, de la maison Rennett, Glover et Simpson… À côté de vous, vous avez M. Rennett, le plus ancien de nos associés. Et pour compléter votre édification à notre sujet, je vous avouerai que notre firme a pour spécialité de donner des consultations juridiques.

– Enchantée de l’apprendre !…

– Et l’existence de notre firme dépend absolument de vous, acheva Glover.

– De moi ?… s’étonna Lydia. Cela tombe assez mal, car je dois vous avouer que je ne raffole pas des gens de loi…

– Je comprends cela !… murmura le jeune homme.

– Pourtant, je suis bonne fille, et je ne voudrais pas être la cause de la mort de votre société.

– À la bonne heure !… s’exclama gaiement Glover. Permettez-moi de vous remercier…

– Il ne s’agit pas de rire, intervint gravement Rennett. Cette affaire est d’importance. Mademoiselle. Et tout d’abord sachez que ce que nous faisons est parfaitement illégal…

– Pour des hommes de loi !… remarqua Lydia.

– Nous vous révélerons plus tard le but que nous poursuivons. Les détails en sont un peu risqués, et s’il vous plaisait d’en informer la police, nous ne vous cachons point que ce serait la ruine de notre maison. Vous savez donc, dès à présent, que cette affaire revêt pour nous une importance qu’elle n’a pas encore pour vous… Mais nous voici arrivés, coupa-t-il brusquement, et Lydia ne put poser la question qui lui brûlait les lèvres.

Doucement, la limousine tournait pour s’engager dans une allée étroite. Elle parcourut quelques mètres sous l’ombre plus épaisse des arbres et vint stopper devant la porte monumentale d’un château.

Rennett aida la jeune fille à descendre de voiture et l’introduisit dans un hall lambrissé de chêne.

– Permettez-moi, Mademoiselle, de vous montrer le chemin…

Et Jacques Glover ouvrit la porte d’un salon immense qu’éclairaient deux lustres électriques en argent massif.

La jeune fille ne put retenir un soupir de soulagement en voyant une vénérable dame qui se levait pour l’accueillir.

– Ma femme, présenta Rennett. Naturellement, ajouta-t-il, vous avez déjà deviné que vous êtes chez moi…

– Ah ! Je vois que vous avez réussi à trouver la jeune fille !… s’exclama la vieille dame en souriant aimablement à Lydia. Et que pense-t-elle de votre proposition ?…

À cet instant, Glover pénétra dans la pièce.

Débarrassé de son imperméable et de son chapeau, il apparut tout d’abord à Miss Beale comme un spécimen ordinaire des milliers de jeunes gens que les universités jettent chaque année sur le monde. Puis, tout aussitôt, et avec un parfait illogisme féminin, elle le trouva très bien et s’assura qu’on lisait dans ses yeux cette sorte de « je ne sais quoi » qui inspire la confiance.

Il s’inclina devant Mme Rennett, puis se tourna vers la jeune fille.

– L’heure des explications est venue. Mademoiselle… Vous avez montré une patience angélique et vous les avez bien méritées. Mon savant ami va sans doute m’épargner la peine de…

– N’y comptez pas !… interrompit vivement le vieil homme. Ma chère amie, ajouta-t-il, en se tournant vers sa femme, ne pensez-vous pas que nous ferons bien de laisser Jacques s’expliquer avec Miss Beale ?…

– Comment ?… Elle ne sait encore rien ?… s’étonna Mme Rennett.

Lydia éclata de rire :

– Rien, Madame !… Rien !…

Mais son rire sonnait faux. La perspective de perdre son emploi, l’inquiétante aventure de la nuit, l’atmosphère de mystère qui l’enveloppait, tout concourait à mettre ses nerfs surexcités à vif.

Le dos au feu, se mordillant les lèvres, Glover attendit que la porte se fut refermée sur Rennett et sa femme, et il n’avait certes pas l’air d’être particulièrement pressé d’entamer la conversation. Le dos au feu, les yeux fixés sur le tapis, il paraissait abîmé dans ses pensées. Enfin, il se décida :

– Je ne sais vraiment par où commencer mes explications, Mademoiselle… Tout me semblait cependant bien simple… Mais, maintenant que je vous ai vue, ma conscience se met à pousser de petits cris un peu tardifs !… Je crois que le plus court sera de reprendre les choses au début… Vous avez sans doute entendu parler de l’assassinat de Balford ?…

– Vous voulez parler du crime de Berkeley Street ? s’étonna-t-elle.

– Oui…

– Mais tout le monde est au courant de cette affaire !…

– Je peux donc vous épargner le récit de ses circonstances… C’est toujours cela de gagné, acheva-t-il, non sans dégoût.

– Voici, tout au moins, ce que j’en connais, Monsieur. Dans un accès de jalousie un nommé Meredith a assassiné le malheureux Balford. Aux assises, il s’est conduit comme une brute envers sa fiancée…

– C’est tout à fait cela, fit Jacques Glover avec une lueur de malice dans les yeux. C’est-à-dire, en d’autres termes, que Meredith se défendit d’avoir été jaloux le moins du monde, assura sous serment qu’il ignorait que Balford eu jamais fait la cour à Miss Briggerland, et qu’au surplus, il lui avait déclaré qu’il ne l’épouserais à aucun prix. Vous voyez ?… C’est tout à fait cela !…

– Il cherchait à sauver sa vie, remarqua tranquillement Lydia. Au banc des témoins, Miss Briggerland n’a-t-elle pas juré que l’entrevue s’était passée d’une manière toute différente ?…

Glover hocha la tête :

– Vous ignorez, fit-il avec gravité, que Joan Briggerland est la cousine de Meredith… Dans ces conditions de parenté, et sauf événements imprévus, elle est l’héritière de la grosse partie des cent millions de francs qui constituent la fortune de M. Meredith. Pour qu’il n’y ait point d’équivoque, je vous dirai tout de suite que Meredith est un de mes meilleurs amis et que sa condamnation n’a point ébréché mon amitié pour lui… Car je suis tout aussi certain qu’il n’a pas tué M. Balford, que je suis certain de vous voir assise devant moi. Il est vrai que Meredith fut le fiancé de Joan. Mais, à la suite de certaines découvertes compromettantes pour elle et son père, il avait résolu de rompre ses fiançailles. C’est dans ce but qu’il se rendit, le soir du crime, chez sa cousine. D’ailleurs, je peux bien vous l’avouer, il ne l’avait jamais aimée…

– Mais ses fiançailles ?… questionna candidement Miss Beale.

– Résultat d’une étrange manœuvre de la jeune fille.

– Ah ?… Mais tout ceci ne me dit pas le rapport…

– Qu’il peut y avoir entre ce drame et vous ?…

– Parfaitement.

Jacques Glover parut affirmer d’un geste qu’il y en avait certainement un, mais il continua :

– Voici, maintenant, une autre partie de l’histoire, et celle-là n’appartient pas au domaine public. Entre autres idées bizarres, le père de Meredith aimait les mariages précoces. Aussi, avait-il stipulé dans son testament que, dans le cas où son fils ne serait pas marié à trente ans, tous ses biens retourneraient à sa sœur – ou à ses héritiers. Or, sa sœur s’appelait Mme Briggerland… Elle est morte, à cette heure… Mais elle a deux héritiers : M. Briggerland et sa fille Joan…

Un lourd silence tissa ses voiles dans le salon. Pensivement, Miss Beale contemplait les fleurs du tapis.

– Et quel âge a Mr Meredith ?…

Posément, Glover déclara :

– Il aura trente ans lundi prochain… S’il veut conserver sa fortune, il est manifeste qu’il doit être marié avant lundi.

– En prison ?...

– Non… Si on nous l’avait permis, nous aurions pu arranger quelque chose dans ce genre… Mais le secrétaire de l’intérieur ne veut pas user de son pouvoir discrétionnaire et s’oppose formellement à semblable mariage. Il s’appuie sur des raisons d’ordre public, et, de son point de vue, il a complètement raison… Seulement, Meredith a été condamné à vingt ans de travaux forcés…

– Mais alors ?… questionna Lydia.

Glover sourit doucement, de ce sourire qui le caractérisait tout entier.

– Si bizarre qu’elle puisse vous paraître, permettez-moi d’achever mon histoire, Mademoiselle… Et laissez-moi surtout vous dire que mon plan me sourit beaucoup moins maintenant que tantôt… car, alors je ne vous connaissais pas.

Mais il s’interrompit brusquement pour reprendre d’un air résolu :

– Dites, Miss Beale ?… Si par un heureux hasard nous pouvions marier Meredith, demain matin, dans cette maison, accepteriez-vous de l’épouser ?…

– Moi ?… jeta-t-elle, avec stupeur. Moi !… Épouser un homme que je n’ai jamais vu !… Et un meurtrier encore !…

– Non… pas un meurtrier, fit doucement Jacques.

– Mais c’est absurde, ridicule, impossible !…

– Mais non, répéta Jacques d’une voix de plus en plus douce.

– Et d’ailleurs, pourquoi moi plutôt qu’une autre ?…

Glover hésita un instant :

– Voilà… fit-il enfin. Voilà… Après avoir discuté notre projet, Rennett et moi, nous avons fait le tour de nos souvenirs pour y trouver une jeune fille à qui ce mariage viendrait offrir ses précieux avantages. Et c’est Rennett qui eut l’idée originale de rechercher dans les registres de jugements de la Justice de Paix de Londres le nom d’une personne dont les besoins d’argent fussent plutôt pressants. C’est un moyen certain de déterrer des cadavres financiers.

– Et vous avez trouvé le mien ?… ricana Miss Beale.

– Nous en avons trouvé quatre… Mais il nous parut que vous étiez la plus digne de fixer notre choix. Non, laissez-moi poursuivre, l’arrêta-t-il du geste, comme la jeune fille voulait l’interrompre. Aussitôt, nous nous sommes mis en devoir de nous rendre compte de votre situation. Nous le fîmes sérieusement, trop sérieusement sans doute, puisque les Briggerland ont éventé notre mèche et ne vous ont plus lâchée d’un pas durant toute cette semaine. Nous avons donc appris que vous n’étiez pas fiancée, que vous vous êtes volontairement embarrassée d’un assez lourd paquet de créances, et, surtout, que vous n’étiez pas encombrée de parents et d’amis…

– C’est réellement délicieux !… Et alors ?…

– Alors ?… Eh bien, excusez-moi, car je commence à ne plus être aussi fier de servir d’intermédiaire en cette affaire… Alors, nous vous offrons jusqu’à la fin de vos jours une rente annuelle de neuf cent mille francs, plus un capital de trois millions six cent mille francs, payable au comptant…

– C’est tout ?… fit Lydia, en éclatant nerveusement de rire.

– Pas encore… Nous y ajoutons l’assurance formelle que vous n’aurez rien à redouter de la part de votre mari… Vous entendez ce que je veux dire ?…

Mais Lydia, perdue dans une profonde rêverie, ne l’écoutait plus. Elle rêvait certainement ; elle allait tout à coup se réveiller pour retrouver cette bonne Mme Morgan lui apportant sa tasse de thé coutumière flanquée de ses brioches indigestes. Est-ce que ces choses-là arrivaient ?… Pourtant, devant elle, il y avait bien un jeune homme, le dos au feu, un jeune homme qui lui débitait sur le ton d’une banale conversation l’intrigue d’un roman invraisemblable.

– Eh bien ?… questionna Glover.

– Vous m’en trouvez sans souffle ! murmura-t-elle.

– Vous acceptez ?…